150 ans de la Commune

La Commune de 1871, événement littéraire

La Commune de 1871, événement littéraire

L’anniversaire de la Commune de Paris de 1871 a été un véritable événement éditorial. Parmi la dizaine d’ouvrages parus, on a vu la réédition de textes historiques, la publication d’analyses de la période, ainsi que la compilation d’anthologies. Dans La Commune des écrivains (Gallimard, 2021), Alice de Charentenay et Jordi Brahamcha-Marin voient la Commune comme un événement littéraire pendant lequel des acteurs « grands » ou « petits », célèbres ou inconnus, théoriciens ou simple militants, ont écrit, témoigné et analysé la révolte du peuple parisien.

PRD : Quand on pense à la Commune de Paris et aux écrivains, on pense très souvent à l’ouvrage de Paul Lidsky, Les écrivains contre la commune (Maspero, 1970), qui s’intéresse à la façon dont de nombreux « hommes de lettres » ont condamné la Commune de Paris. Pourquoi autant d’écrivains se sont-ils positionnés contre la Commune ?

L’ouvrage de Paul Lidsky est en effet absolument fondateur, parce qu’il a dévoilé, de façon assez provocatrice pour l’époque, que la plupart des "grands" auteurs, pour républicains qu’ils aient parfois été, avaient pu avoir des mots sanglants contre la Commune, voire appelé à son écrasement. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, on peut être tenté d’avoir une explication en purs termes de classe : ces auteurs appartiennent à la bourgeoisie, (Zola, Maxime Du Camp), ou à l’aristocratie (Edmond de Goncourt). Ils subissent donc un fort déterminisme de classe, ils sont éventuellement inquiets pour leurs propriétés parisiennes. Une autre raison, plutôt à leur décharge, est que, Versailles plaçant Paris en état de siège, la presse parisienne s’exporte assez peu hors de la capitale, ou du moins avec des difficultés et des retards ; Flaubert ou Sand, qui se tiennent éloignés de Paris depuis le début de la guerre contre la Prusse, ne lisent donc de nouvelles que versaillaises, sans contrepoint parisien. Enfin, il faut souligner le caractère assez improvisé pour ne pas dire erratique du gouvernement de la Commune, qui a aussi déconcerté les auteurs, comme Hugo ou George Sand, qu’intéressait la question sociale. 
On peut néanmoins adresser deux reproches au travail fondateur de Lidsky. Le premier concerne sa manière, très répandue dans le débat politique, d’extrapoler la position d’un individu à partir de quelques mots pris isolément, ce qui ne lui rend pas toujours justice : le discours de George Sand dans ses lettres, par exemple, varie selon son correspondant, évolue aussi avec le temps, voire, dans une même lettre à Alexandre Dumas fils, parle de la Commune comme d’une "crise de vomissements" qu’expliquent "les souffrances de tant de gens qui n’en peuvent mais". Le second reproche qu’on peut faire à Lidsky tient à son postulat de départ : en entendant par "auteurs" les grands auteurs classiques du canon scolaire ou bien les vedettes littéraires de l’époque, il efface une quantité importante de discours, d’écrits et de correspondance auxquels nous avons voulu faire droit en les enrôlant sous la bannière de la "littérature".

 
Justement, dans votre préface vous questionnez la catégorie de « grand écrivain ». Pourquoi faites-vous le choix dans votre anthologie de donner la parole à des personnages qui ne seraient pas d’habitude rangés dans cette catégorie ?

C’est une des premières décisions que nous avons prises lorsque nous avons entrepris ce travail. Notre titre "La Commune des écrivains" pourrait convenir à plusieurs anthologies virtuelles ; l’une d’elles pourrait rassembler tous ces grands auteurs qui se sont exprimés contre la Commune, et dirait : regardez tous ces grands auteurs révérés par l’institution, ils détestaient la Commune. Ce livre, qui est un peu celui de Lidsky, ne serait pas invalide. 
Mais nous sommes partis d’une intention rhétorique différente, et militante à sa façon. Conscients du caractère légitimant des anthologies, qui plus est dans la collection "Folio classique" de Gallimard, nous avons choisi non pas de partir du panthéon de la littérature française, mais de constituer des écrits comme appartenant à la littérature. Comme anthologistes, nous pouvions consacrer, et nous pouvions opposer aux grands hommes des lettres la foule des petites gens : à Flaubert répond Malvina Blanchecotte, et à Victor Hugo, Victorine Brocher. Dès lors, les lignes d’opposition se multipliaient et s’enrichissaient : au lieu d’opposer les auteurs majeurs aux mineurs, ou les communards aux versaillais, nous pouvions voir, dans chaque camp, des lignes de fracture (républicains légalistes contre réactionnaires légitimistes, ou bien, au sein de la Commune, majorité contre minorité). Surtout, par-delà la question du "grand" ou du "petit", du célèbre ou du méconnu, nous avons voulu mettre en évidence les différences qui apparaissent entre une littérature qui saisit l’événement sur le vif d’une part, et d’autre part une littérature qui le ressaisit après coup, en connaissant la fin de l’histoire, et éventuellement en cherchant à en tirer des leçons.

 
La Commune de Paris est avant tout un événement politique, ce qui fait qu’on a l’impression que la littérature sur l’événement se réduit à des textes politiques ou à des témoignages. Quelles sont les autres productions littéraires de la Commune ?

En fait, cette impression n’est pas complètement fausse. La chercheuse Caroline Granier a bien montré que les communards qui souhaitent écrire sur l’événement privilégient des formes non fictionnelles : textes politiques, en effet, mais aussi récits historiques, mémoires, souvenirs, autobiographies… Le roman ou la nouvelle, qui entretiennent par nature un rapport plus indirect avec la réalité historique, leur paraissent moins propres à défendre la mémoire, l’action et le bilan de la Commune contre les calomnies dont celle-ci fait l’objet. Cela dit, nous avons aussi ouvert notre anthologie à des productions qui relèvent de la littérature dans un sens beaucoup plus classique : romans et nouvelles, poésie, théâtre…
Mais il faut souligner qu’avant l’heure des bilans, l’événement historique est lui-même largement tributaire de l’écrit : deux genres littéraires, la chanson et l’écriture de presse, ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation des Parisiens. Ces deux types de production sont caractéristiques d’une écriture à vif, au jour le jour, qui se saisit de l’événement pour agir sur lui en retour et qui, de plus, a une dimension collective et démocratique. C’est notamment dans ces formes-là, les chansons et les journaux, que se dépose l’inventivité littéraire de la Commune. On pourrait également rappeler le rôle des correspondances, comme celle des internationalistes qui diffusent dans toute l’Europe des nouvelles politiques et militaires de l’événement. On voit donc qu’envisager la Commune sous l’angle de la littérature implique d’englober sous ce terme non seulement des auteurs méconnus mais également des genres mineurs, non fictifs et souvent minorés par l’histoire littéraire. 
 
À part les mémoires de Louise Michel, peu de d’écrits de communardes sont connus. Comment se fait-il ?

Effectivement, en ce qui concerne les femmes communardes, Louise Michel a tendance à tout occulter ! Tout le monde connaît Louise Michel, c’est une figure très célèbre, et qui, chose curieuse, ou rançon du succès, est devenue étonnamment consensuelle. Anne Hidalgo posait fièrement devant son effigie en carton-pâte, à Montmartre, le 18 mars dernier ! Il s’agit pourtant d’une militante anarchiste, féministe, anticolonialiste, révolutionnaire, favorable à la violence politique, qui aurait sans doute été bien surprise de faire l’objet de tels hommages institutionnels plus d’un siècle après sa mort.
 
Comme toujours, les femmes ont été escamotées de l’histoire, et donc de l’histoire littéraire. Nous avons tâché, dans l’anthologie, de donner leur place à des autrices longtemps écartées, qu’elles soient communardes (André Léo, Elisabeth Dmitrieff, Maria Verdure, Alix Payen, Victorine Brocher…) ou non (Malvina Blanchecotte, George Sand…). C’était une volonté de notre part que de leur assurer une juste présence au sein de l’ouvrage. Reste qu’elles y sont moins nombreuses que les hommes, parce qu’elles étaient aussi moins nombreuses à écrire, notamment dans la presse. Parmi les communards, si les femmes ont moins écrit et moins témoigné, c’est aussi peut-être parce qu’elles ont moins souvent joué les premiers rôles d’un point de vue strictement politique. Louise Michel, Alix Payen, Victorine Brocher se sont engagées dans les bataillons de la garde nationale ou se sont battues sur les barricades, mais le conseil de la Commune, par exemple, était composé exclusivement d’hommes (et n’était élu que par des hommes !).
Ce souci de rendre leur place aux femmes nous ramène à notre questionnement autour du grand auteur et de la grande littérature. Les femmes n’ayant pas accès au discours politique par exemple, c’est en s’intéressant à des genres plus domestiques comme le journal intime ou les correspondances qu’on accède à leurs écrits. 
 
La dernière partie de l’anthologie est consacrée aux textes qui cherchent à tirer les « leçons » de la Commune. On y trouve Marx ou Lénine, mais aussi Victor Hugo ou Georges Bernanos. Pourquoi vouloir inclure ce type de texte dans une anthologie consacrée aux écrivains et la Commune ?

La présence de Hugo ou de Bernanos dans une anthologie littéraire est plus attendue que celle de Marx ou de Lénine. Mais si Marx et Lénine ont leur place dans nos pages, ce n’est pas tellement parce que nous souhaiterions engager avec eux une réflexion historique, politique, stratégique sur la révolution ou la prise du pouvoir – d’autres anthologies font cela très bien, comme celle qui vient de paraître aux Éditions sociales sous le titre Découvrir la Commune de Paris (par Jean-Baptiste Thomas). Quant à nous, nous prenons ces textes sous un angle littéraire, même si ce ne sont pas à proprement parler des textes littéraires ; nous en analysons la rhétorique, nous soulignons les figures et les tropes qu’ils mettent en œuvre. De La Guerre civile en France, par exemple, nous retenons un portrait d’Adolphe Thiers par Marx où éclate le talent de satiriste de l’auteur du Capital. Chez Rosa Luxemburg, nous soulignons la force fédératrice du mythe qu’est devenu la Commune et la manière dont cet événement est mobilisé pour décrire de façon synthétique les situations où la bourgeoisie accapare la République contre le peuple. En cela, nous suggérons que les leçons politiques de 1871 s’accompagnent toujours d’un répertoire d’images ou de références travaillé par l’écriture.
 
Enfin, une question mérite d’être posée : au-delà de l’anniversaire des 150 ans, pourquoi est-il important selon vous de revenir sur la production littéraire de la Commune de Paris ? Est-ce que vous pensez que la Commune nourrit encore les imaginaires militants aujourd’hui ?
 
 Oui, et c’est de plus en plus le cas depuis une dizaine d’années, semble-t-il. Il y a une célèbre chanson d’Eugène Pottier qui dit, dans son refrain, que « La Commune n’est pas morte », et l’historien Éric Fournier a publié chez Libertalia, en 2013, un essai qui porte ce titre et qui étudie la manière dont l’insurrection de 1871 a été reçue, appropriée, reconstruite, réinterprétée, au fil des décennies, jusqu’au début du XXIe siècle. Mais depuis quelques années, il y a quasiment une résurrection de l’imaginaire communard, en tout cas de l’imaginaire communaliste – mais celui-ci a bien sûr quelque chose à voir avec la Commune de Paris, qui en constitue un prototype. Du Chiapas au Rojava, d’Occupy Wall Street à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en passant par Nuit Debout, la référence communaliste est très présente dans les imaginaires militants et révolutionnaires. Et certaines figures de la Commune de Paris hantent les slogans de manifestation : on entend des « Moins de Blanquer, plus de Blanqui ! », ou des « Moins de Jean-Michel, plus de Louise Michel ! ». 
Pourquoi ce succès de l’imaginaire communard et communaliste ? Ici, nous sortons de notre champ de compétence académique, mais on peut tout de même avancer modestement quelques hypothèses. Sans doute fournit-il à beaucoup de militants, à beaucoup de mouvements sociaux, un modèle alternatif à celui de la Révolution russe, compromise par le stalinisme et largement tombé en désuétude depuis l’effondrement des principaux partis communistes. Et d’autre part – mais c’est peut-être lié –, il semble témoigner d’une centralité des revendications démocratiques, autogestionnaires, dans les mouvements sociaux en question. 

Propos recueillis par C. M.

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