Revoir Ali-la-Pointe et ses camarades

La Bataille d’Alger et ses échos aujourd’hui

Maryline Dujardin

La Bataille d’Alger et ses échos aujourd’hui

Maryline Dujardin

« La bataille d’Alger », le film, sort en 1966. Il retrace trois ans après la bataille d’Alger, la vraie, celle qui s’est déroulée entre 1954 et 1957. Longtemps censuré en France, film iconique en Algérie, ce sont également des images avec lesquelles ont grandi les nouvelles générations et qui nourrissent l’imaginaire des manifestants et des manifestantes d’aujourd’hui.

La censure que le film reçoit en France exprime tout le mal-être d’une société qui sait sans savoir ce qu’il s’est passé, de ceux qui savent et veulent laisser la porte fermée, mais aussi et surtout d’un Etat français qui cherche à occulter ses crimes. Et quand bien même le film a été réalisé à très peu d’années d’écart de la situation qu’il décrit, sur les lieux du crime, avec des acteurs qui pour certains ont vécu « la bataille », ce n’est pas un documentaire. Le scénario fait le choix de montrer le « camp contre camp » d’un combat à la victoire tactique pour les Français, sur le plan militaire, mais qui s’avérera une défaite politique sur le long terme.

Son réalisateur, Gillo Pontecorvo, l’un des cinéastes italiens les plus politiques de sa génération, et ils étaient nombreux, avait pour habitude de dire combien il avait « envie de faire un film fort politiquement, qui revient sur le cinéma comme une arme et sur le cinéma comme un mouvement politique qui accompagne une Révolution. Je voulais dire au monde que quelque part, il y a encore des guerres, des colonisations et des mouvements impérialistes ».

Le film est tourné en 1965, caméra à l’épaule, dans les rues étroites de la Casbah d’Alger-la-blanche, et raconte l’affrontement : d’un côté l’impérialisme français, incarné par les paras qui doivent coûte-que-coûte rétablir l’ordre, peu importe les moyens, peu importe les méthodes, en l’occurrence celles du colonel Mathieu, inspirées du général Massu, et, de l’autre, le Front de Libération Nationale, que les Français cherchent à démanteler, mais qui compte sur le soutien de la population.

Le colonel Mathieu, calme, méthodique, qui « comprend » son ennemi, est interprété par un comédien professionnel, le seul du tournage. Face à lui, même si, dans la lutte de libération algérienne, il n’y a « qu’un seul héros, le peuple », le personnage principal est Ali-la-Pointe. Avec son tempérament fougueux, c’est l’un des cadres algérois du FLN, interprété par Brahim Haggiag, paysan repéré par Pontecorvo sur un marché d’Alger. Yacef Saadi joue son propre rôle, celui de chef du FLN algérois, qui commande, qui organise et qui pense les rapports de force. Egalement coproducteur du film, le scénario est fortement inspiré par son livre, Souvenirs de la bataille d’Alger, écrit en prison quelques années auparavant. Les paras sont joués par des Européens qui, pour la plupart, sont des pieds-rouges ou des activistes qui font du tourisme politique. Dans ces années hippies, ils sont nombreux à avoir les cheveux bien longs et, recrutés sur le tard, ils doivent se faire raser de près et à contrecœur. Les Algéroises et les Algérois jouent, elles et eux, leur propre rôle de foule anonyme qui se révolte. Quelques années à peine après la bataille, ils revivent et font vivre puissamment l’histoire.

Le film sera financé en grande partie par le gouvernement de Ben Bella. Mais quelques semaines après le début du tournage, c’est le réel qui traverse l’histoire fictionnelle reconstituée. C’est le 19 juin 1965 et Houari Boumediene a pris les commandes du pays. Ces hommes postés aux quatre coins de la ville en tenue militaire et ces chars sont-ils là pour rejouer une scène de la bataille d’Alger ? Ou s’agit-il de militaires putschistes ? En dépit de la rupture forte que représente l’arrivée au pouvoir de Boumediene, ce dernier maintient le projet du film, quand bien même il emprisonne nombre de partisans de Ben Bella et interrompt une bonne partie des initiatives prises par le premier gouvernement issu de l’indépendance.

Des méthodes « à la française »

A l’hiver 1957 les paras sont envoyés à Alger pour rétablir l’ordre. Ils sont 8000. Ils s’improvisent aux méthodes policières en quadrillant la Casbah : c’est ainsi que commence la bataille. Et toutes les méthodes sont bonnes. Les Français ne font pas la différence entre les combattants de l’ombre qui se fondent dans la population et la population elle-même. Tout le monde est suspect : c’est ainsi que se consolide l’idée « d’ennemi intérieur ». La Casbah, par ailleurs, devient le cadre où Massu « expérimente » différentes techniques de guerre contre-insurrectionnelle, mêlant opérations policières et combats en bonne et due forme. La ville est bouclée, des barbelés sont déployés, un dispositif de fichage est mis en place, des contrôles d’identité et des fouilles sont effectués systématiquement, avec des ratissages maison par maison, famille par famille. Dans la Casbah et les bidonvilles, tout le monde est suspect. Pour les militaires, tout le monde est à contrôler, jusqu’au moindre mouvement.

Face aux actions à la bombe du FLN, la torture devient monnaie courante : c’est l’électrocution, la « gégène », la noyade, « la corvée de bois » , les viols. Des rafles ont lieu la nuit et les disparus finissent parfois les pieds coulés dans des bassines de ciment et projetés par hélicoptère dans la Méditerranée : les « crevettes Bigeard », du nom du colonel Bigeard qui épaule Massu durant toute cette période. Pour Massu, « les paras ont compris la nécessité d’employer ces méthodes. Je suis un soldat, la guerre qui m’est imposée dans ces circonstances m’oblige à avoir recours à ce procédé, je ne considère pas que ce procédé soit, malgré le mot affreux dont on le qualifie, plus inhumain que de balancer des bombes sur des populations ».

Ces méthodes « à la française » serviront d’exemple et seront réemployées par les États-uniens et leurs alliés autant au Vietnam qu’en Amérique latine. Le film, jusqu’à aujourd’hui, fait l’objet de séminaires dans les écoles de guerre où l’on enseigne les techniques de lutte contre-insurrectionnelle. C’est ce que rapporte, dans une longue enquête, Marie-Monique Robin, à propos, notamment, de la dictature argentine des années 1976-1983 : « À n’en pas douter, les Argentins furent les meilleurs élèves des Français. La "Bataille de Buenos Aires" était une copie de la "Bataille d’Alger", inspirée directement des enseignements des Français. Quadrillage, renseignement, torture, escadrons de la mort, disparitions, les Argentins ont tout appliqué au pied de la lettre, en se comportant comme une armée d’occupation dans leur propre pays. La brutalité de la dictature argentine, qui a fait 3O.OOO disparus, tient notamment au fait que dès 1959 toute une génération d’officiers a littéralement « mariné » dans la notion d’ennemi interne inculquée par les Français »

De la torture à la censure

Le film, La bataille d’Alger va venir bousculer le silence imposé ou assumé par les conscrits d’Algérie. En 1966, il est interdit de diffusion en France même s’il reçoit le Lion d’or au festival de Venise. Par la suite, les associations de Pied-Noir, de nostalgiques de l’Algérie française, d’anciens militaires ayant « combattu » en Algérie, réussissent systématiquement à faire pression sur les salles ou à menacer les cinémas qui entendent passer le film. Il faudra attendre 2004 pour qu’enfin le film puisse être diffusé, dans l’Hexagone, d’abord à Cannes puis dans toutes les salles. A contrario, et après 130 ans de colonialisme, les Algériens vont massivement voir le film, à sa sortie, et les images de Pontecorvo vont forger la mémoire de leur lutte, passant d’une génération à l’autre, et ce jusqu’aujourd’hui.

Actualité de la bataille

Le mythe de Ali-la-Pointe, qui incarne le héros révolutionnaire, qui conteste l’ordre établi et qui est l’homme du peuple, audacieux et déterminé, jusqu’à sacrifier sa vie pour faire face au colonialisme, c’est un peu celui de ces combattants de la première heure qui n’ont pas pourri aux cotés des dirigeants du FLN qui ont exproprié le peuple algérien de sa révolution, dès la fin de la guerre, contrôlant le pouvoir jusqu’à aujourd’hui.

Pour la première fois avec le film La bataille d’Alger, les Algériens se sont vus à l’écran comme sujets centraux de leur propre histoire. C’est avec les combattants et les combattantes de la trempe de ceux qui entourent Ali qu’il sera possible de mener, jusqu’au bout, la nouvelle « bataille d’Alger », pour une nouvelle libération sociale et nationale, définitive, cette fois-ci. C’est sans doute également un peu avec Ali-la-Pointe en tête que les manifestantes et les manifestants s’affrontent au système ossifié et corrompu du FLN et qu’ils montrent une telle détermination pour faire « dégager le système ».

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