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L’ère Biden commence pour les États-Unis

Après un bref mais intense inter-règne, les Etats-Unis ont officiellement un nouveau gouvernement en formation. Cependant, dans un contexte de récession dû à la pandémie, de larges mouvements sociaux et de profondes contradictions du système en place, il n’y aura pas de « retour à la normale » comme l’a promis Biden en référence à la vie après la pandémie.

Claudia Cinatti

5 décembre 2020

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Article initialement publié en espagnol le 26 novembre 2020 dans La Izquierda Diario, journal frère de Révolution Permanente en Argentine.

Aux États-Unis, la transition gouvernementale n’est pas qu’une formalité, ni le simple remplacement du personnel politique. Elle met en place une bureaucratie créée en 1949 à cette fin - la General Service Administration (GSA) - avec un effectif de 12 000 employés et un budget de 21 millions de dollars. La GSA facilite, entre autres, le transfert « d’informations sensibles » pour la sécurité et les intérêts de l’impérialisme.

Trump maintient toujours que la fraude généralisée aurait faussé les résultats électoraux, en particulier dans les nombreux « États charnières » ou « Etats-clés » où le vote est indécis et oscille entre républicains et démocrates. Ainsi il affirme que Biden a volé sa victoire à la Maison Blanche. Il a toutefois abandonné ses tentatives de renverser le résultat lorsque les tribunaux de plusieurs États ont rejeté ses allégations non prouvées.

De leur côté, les grands capitalistes, dont de nombreux contributeurs à la campagne, ont remercié Trump pour ses nombreux services : déréglementation, réductions d’impôts et les bons moments passés à Wall Street mais n’ont pas manqué de lui faire savoir que son temps était écoulé. La dernière poussée a peut-être été la lettre signée par 166 PDG des principales multinationales, banques et représentants du capital financier (General Motors, Mastercard, Goldman Sachs, et la liste continue) publiée le 23 novembre. Ce courrier des entreprises américaines est aussi bref que catégorique : Trump, avec sa résistance obstinée, met la sécurité des États-Unis en danger. Au nom de l’intérêt national, les PDG ont exigé le début immédiat de la transition vers le gouvernement Biden-Harris. Pour ajouter à la pression, certains bourgeois républicains ont menacé de couper court au financement des campagnes des deux sénateurs géorgiens qui se présentent au second tour des élections de janvier, une campagne qui déterminera finalement lequel des deux partis, aura la majorité dans cette chambre.

C’est une relation pratiquement directe de cause à effet entre la publication de la lettre des PDG et le tweet de Trump ouvrant la voie à la transition.

En l’absence d’alliés décisifs et de secteurs importants qui composent l’appareil militaire, désireux de financer la bataille entre Trump et Biden, la résistance de l’ancien président semblait pathétique. Rudy Giuliani, l’avocat de Trump s’est exprimé lors de la dernière conférence de la campagne républicaine par ses propos aberrants et complètement absurdes. En effet, selon lui, Biden aurait remporté la victoire à la présidentielle grâce à l’argent du communisme, de Cuba, du Venezuela, de la Chine et […] de George Soros. Alors qu’une goutte de sueur noire coulait sur son visage depuis son crâne, les stylistes new-yorkais ont débattu dans les médias de la question de savoir s’il s’agissait ou non du produit d’une teinture pour cheveux mal réalisée. Un débat qui a occupé la scène médiatique pendant plusieurs jours et qui met en exergue la crise organique qui se joue dans la première puissance capitaliste. Pour la grande bourgeoisie et l’establishment américain, Trump est de l’histoire ancienne, du moins pour le moment.

Sous une image vernie de « diversité » politique, le cabinet est une institution impérialiste. Les postes clés du gouvernement seront occupés par d’anciens fonctionnaires d’Obama (certains venant de l’administration Clinton), conformément à la promesse de "restauration" du statu quo antérieur à la présidence de Trump et des mobilisations de masse contre les violences policières et le racisme systémique qui ont marqué les mois de mai et juin de cette année. "Rien ne changera fondamentalement", a déclaré Biden lors d’un dîner avec des milliardaires pendant la campagne. Cependant, il est difficile d’imaginer qu’il y aura une "troisième administration Obama" dans le contexte de la récession pandémique qui pourrait entraîner des tensions géopolitiques croissantes, des conflits sociaux internes et une nouvelle crise de la dette des économies émergentes.

Les nominations les plus notables allant dans ce sens sont celles d’Antony Blinken au poste de secrétaire d’État et de Janet Yellen au poste de secrétaire au Trésor. Elle sera par ailleurs la première femme à occuper ce poste, signe du caractère profondément patriarcal de la principale puissance impérialiste. Il reste à savoir qui dirigera le Pentagone.

Wall Street a accueilli les choix du cabinet « Sleepy Joe » avec des cours records. Outre la nouvelle prometteuse des vaccins Covid-19, l’une des principales raisons de la flambée boursière a été l’annonce de la nomination de Janet Yellen. Ancienne présidente de la Réserve fédérale sous la dernière administration Obama, et avant cela second de Ben Bernanke (qui a présidé la FED avant de lui laisser son siège), Yellen est indissolublement associée à la reprise de la Grande Récession de 2008, au sauvetage des banques et des entreprises par l’État, et aux politiques de relance (quantitative easing ou assouplissement quantitatif) qui ont bénéficié à ces mêmes secteurs, même si certains tentent de la présenter comme "keynésienne". Avec Yellen à la tête du Trésor, les grands capitalistes s’attendent à de généreux plans de relance budgétaire. Ces attentes reposent non seulement sur le passé mais aussi sur les positions publiques de Yellen en faveur de nouvelles mesures d’aide pour surmonter la crise provoquée par le coronavirus.

Biden n’a pas hésité à appliquer son fonds de commerce « Anti-Trump » à la politique étrangère. En plus de ses proclamations générales - "les Etats-Unis sont prêts à diriger le monde, pas à s’en retirer", a-t-il déclaré dans son premier discours en tant que président de transition - la nomination d’Antony Blinken a enthousiasmé les nostalgiques de « l’ordre (néo)libéral » dirigé de manière hégémonique par l’impérialisme américain. Blinken est identifié aux soi-disant « internationalistes » (interventionnistes) qui sont favorables au rétablissement de l’alliance traditionnelle du pays avec l’Union européenne, érodée par la politique hostile de Trump. Il est également un fervent partisan des organisations multilatérales comme l’OTAN, ainsi qu’un défenseur du multilatéralisme comme stratégie, pour abaisser le niveau d’exposition et ne pas faire face, seul, aux défis lancés au leadership américain après les défaites en Irak et en Afghanistan.

A l’image d’un éventuel retour à l’accord de Paris sur le climat ou encore à l’accord concernant l’Iran, les premiers pas de Biden sur la scène internationale seront probablement forts symboliquement avec des actions polémiques, mais douteux sur le fond.

Les alliés des États-Unis tels que l’Union européenne, la presse libérale ou encore les gouvernements bourgeois de centre-gauche en Amérique latine non alignés sur Trump, célèbrent cette variante soi-disant "amicale" de la politique impérialiste. Le mirage est ici double.

Tout d’abord, ce soi-disant retour à la normalité d’avant Trump est impossible. Le slogan America first peut disparaître de la rhétorique de la Maison Blanche, mais la « mondialisation harmonieuse » dans laquelle les alliés ont travaillé pour maintenir le leadership des États-Unis tout en en tirant profit est une chose du passé. C’est précisément l’épuisement de l’hégémonie mondialisatrice, mis en évidence par la crise de 2008, qui explique en partie la résurgence des tendances nationalistes exprimées dans des phénomènes tels que le « trumpisme » ou le Brexit.

La contradiction structurelle entre le déclin des États-Unis sur le terrain de l’impérialisme et la montée de la Chine est en train de s’enraciner. C’est pour cela qu’il est absolument nécessaire pour les Etats-Unis de contenir ou du moins, de retarder la montée de la Chine, ce qui représente une politique d’État. Il existe par ailleurs, différentes tactiques pour mettre cette politique en œuvre : en usant de guerres commerciales, comme l’avait proposé Trump, ou avec la construction d’alliances comme le partenariat transpacifique. De telles alliances permettraient d’isoler la Chine, comme Obama l’avait tenté en son temps, avec le soi-disant "pivot vers l’Asie" et comme Biden le reprendra probablement.

Dans un second temps, l’idéalisation de la politique étrangère américaine sous Obama est notamment due à la signature de l’accord nucléaire avec l’Iran et de la politique de "dégel" envers Cuba. Sous les administrations Obama, la "diplomatie" et le "multilatéralisme" étaient le complément de l’interventionnisme et du bellicisme, qui s’est exprimé non seulement par la poursuite des guerres en Irak et en Afghanistan, mais aussi par l’ingérence en Libye et en Syrie, et par l’hostilité envers la Russie. Il s’est également manifesté par le changement de stratégie militaire qui s’est traduit par la priorité aux "opérations secrètes" et à l’utilisation de drones pour réduire le nombre de ses propres victimes dans des guerres très impopulaires.

La politique de Trump, consistant à salir l’image de Biden en remettant en question l’ensemble du processus électoral, aura des effets secondaires sur la gouvernance bourgeoise, à voir dans quelle mesure. Pour réfléchir à l’ampleur du problème, il est bon de rappeler que selon les derniers comptages, Trump a perdu le collège électoral et le vote populaire mais a obtenu un score historique, avec près de 74 millions de voix (en 2016, il en avait gagné quelque 60 millions) contre 80 millions pour Biden. Selon un récent sondage, 88% des électeurs de Trump croient toujours que la victoire de Biden est illégitime et 89% disent que c’est une fraude massive qui est à l’origine de ce résultat. Enfin, 43% des interrogés affirment que le recomptage pourrait changer le résultat de l’élection.

Pour une grande partie de l’Amérique républicaine, l’administration Biden consistera simplement en un gouvernement illégitime. A gauche, pour de larges secteurs de l’avant-garde, dont beaucoup ont voté uniquement dans le but de faire barrage à Trump, l’administration Biden ne sera rien d’autre que la représentation politique de Wall Street à la Maison Blanche.

La base matérielle de cette polarisation sociale et politique surchargée, réside dans les conséquences de décennies de néolibéralisme, aggravées par la crise de 2008 et approfondies par la pandémie de coronavirus. Selon une étude récente sur l’inégalité menée par « l’Institute for Policy Studies », entre la mi-mars (au début la pandémie) et la mi-novembre, le capital de 647 milliardaires a augmenté de près de 960 milliards de dollars, et 33 nouveaux riches sont venus s’ajouter à ce groupe restreint de milliardaires. Par ailleurs, les propriétaires et les investisseurs d’Amazon et de Walmart qui ont su se rendre indispensables au plus fort de la crise, sont parmi les plus avantagés.

De l’autre côté du tableau, ce sont plus de 20 millions de travailleurs qui ont perdu leur emploi, 25 millions si l’on considère celles et ceux qui ne travaillent qu’à temps partiel et ceux qui ne sont pas en recherche d’emploi. Les employeurs s’attendent à de grandes mesures de relance, tandis que les chômeurs sont passés d’une subvention de l’État de 900 dollars par semaine en avril et mai à environ 300 dollars en septembre. Quelque 13 millions de personnes seront laissées sans couverture.

Il est probable que de nombreux travailleurs aspirent à réaliser les promesses d’amélioration des salaires et le droit de se syndiquer, ce qui pourrait donner un nouvel élan à la lutte des classes. Les minorités opprimées, comme la communauté afro-américaine qui s’est mobilisée par millions et a voté massivement contre Trump et le racisme, seront également largement touchées. Ce sont ces contradictions et ces tendances profondes qui alimentent la radicalisation politique naissante des jeunes qui réalisent que le capitalisme, avec à sa tête, Trump ou Biden n’a rien à offrir.

Traduction par Margot Vallère


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Claudia Cinatti

Dirigeante du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, membre du comité de rédaction de la revue Estrategia internacional, écrit également pour les rubriques internationales de La Izquierda Diario et Ideas de Izquierda.

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