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Crise politique britannique

L’ascension et la chute de Boris Johnson

La démission du premier ministre met en lumière la profonde crise politique de l'impérialisme britannique.

Claudia Cinatti

8 juillet 2022

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Il aura fallu une frénétique crise de 36 heures avant que Boris Johnson n’admette que son statut de Premier Ministre arrivait à sa limite. En amont de sa démission, il a menacé de dissoudre le Parlement et de convoquer des élections anticipées alors que celles-ci auraient été fatales pour le parti conservateur. L’ex-Premier Ministre en a même appelé à l’argument populiste en affirmant que la légitimité du parti conservateur réside dans le vote populaire, avec l’exemple des dernières élections de 2019 durant lesquelles, grâce à un électorat électrisé par le Brexit, le parti conservateur a reçu la majorité parlementaire la plus importante depuis les trente dernières années. Cependant, la manœuvre rhétorique de Johnson n’a pas résisté à l’épreuve du système parlementaire britannique, car ce sont les partis et non les citoyens qui élisent le premier ministre.

C’est finalement ce 7 juillet que Johnson annonce son retrait suite à la débâcle du parti conservateur. Le 5 juillet, deux de ses principaux ministres - Rishi Sunak (économie) et Sajid Javid (santé) – ont démissionné. À partir de ce moment, la "grande démission" de son cabinet était inévitable : au total, 53 personnes ont quitté le parti conservateur en l’espace de 24 heures.

C’est donc la révolte des conservateurs même qui a évincé Johnson du 10 Downing Street. Cette défection générale s’explique notamment par le fait que Johnson a tenté de dissimuler l’affaire Chris Pincher, le député conservateur qui a tenté d’agresser sexuellement deux autres hommes alors qu’il était ivre. Les abus sexuels sont monnaie courante dans les milieux politiques – chez les conservateurs mais pas seulement - la royauté et la classe dirigeante, et s’accompagnent d’une impunité séculaire propre au privilège aristocratique.

L’affaire Pincher a été l’élément déclencheur mais elle s’inscrit dans la longue liste de bavures causées par l’ex-Premier Ministre. Pendant des mois, Johnson et plusieurs membres de son cabinet ont enchaîné les scandales. Par exemple, le cas du "Partygate", l’organisation de fêtes à la résidence officielle du Premier ministre alors que des mesures sanitaires étaient appliquées afin d’endiguer la pandémie de coronavirus.

La fin du mandat de Johnson est un chapitre de plus dans la crise organique qui a commencé il y a six ans avec le triomphe du Brexit qui a révélé la profonde polarisation - politique, économique, sociale, géographique, culturelle - qui s’est développée au cours des décennies néolibérales.

Comme nous avons pu le constater à d’autres occasions pendant ces douze ans au pouvoir, le parti conservateur est divisé. Il y a une aile "libertarienne", qui souhaite retrouver l’éthique thatchérienne du petit État et de la baisse des impôts et une autre qui se livre à une démagogie protectionniste pour tenter de protéger les petits secteurs ruinés par la mondialisation. Toutefois, chacune d’elle est pro-Brexit et flirte avec les politiques xénophobes et anti-immigrés de l’extrême droite de Nigel Farage.

Johnson a tenté de résoudre cette contradiction structurelle en oscillant entre les deux factions : il a promis à la fois de réduire les impôts et d’augmenter les dépenses publiques ; de promouvoir le libre marché et d’imposer des mesures protectionnistes ; il a appliqué une politique autoritaire en expulsant les réfugiés du Rwanda, en surjouant la "souveraineté" britannique et en essayant de capitaliser sur la guerre en Ukraine. Mais ce n’était pas suffisant.

La démission de Johnson ouvre une période de grande incertitude. Ce dernier a l’intention de rester en fonction jusqu’à ce que le parti choisisse son ou sa remplaçant, qui doit être élu par les quelques 150 000 membres du parti conservateur qui sont habilités à voter. Mais si son mandat devient intenable, ce qui est fort probable, Johnson pourrait être remplacé par la figure de proue du parti qui aura le consensus nécessaire pour assurer cet « intérim ». Pour l’instant, personne ne se démarque particulièrement. Le processus électoral pourrait alors durer jusqu’au début de l’automne, à moins que le gouvernement ne trouve une manière d’accélerer le processus. Ce qui se profile, c’est un gouvernement vacant avec une classe dirigeante faisant mine d’avoir un parti majoritaire temporaire.

Cette crise est un véritable coup d’épée pour le parti conservateur et la classe dirigeante qui s’engouffrent dans une période explosive. Selon l’OCDE, en raison du Brexit, de la pandémie et de la guerre en Ukraine, le Royaume-Uni aura la pire croissance économique du G20 - en dehors de la Russie - en 2023. De nombreux économistes parlent déjà de "stagflation" (phénomène contradictoire où la croissance économique stagne et où l’inflation augmente). L’inflation devrait atteindre 11 %, le taux le plus élevé parmi les pays du G7. Et depuis le début de l’année, la livre a perdu 11 % de sa valeur par rapport au dollar. Le Brexit continue de mettre à mal l’unité de l’État. Les tensions avec l’Union européenne ont été ravivées par l’application de son accord avec l’Irlande du Nord, qui fait partie du Royaume-Uni mais continue de se conformer aux lois du marché européen (rappelons que la République d’Irlande appartient encore à l’UE). Cette situation pourrait remettre en question l’"accord du Vendredi saint" et ouvrir à nouveau le conflit irlandais. Par ailleurs, l’Écosse qui est également pro-européenne, a déjà annoncé son intention d’organiser un nouveau référendum à propos de l’indépendance du Royaume-Uni.

Au sein de cette séquence trouble, des signes de lutte des classes commencent à émerger. L’inflation qui se traduit par l’augmentation du coût de la vie ainsi que le ras-le-bol général, motivent l’organisation du mouvement ouvrier et des travailleurs précaires. De nombreuses grèves éclatent partout à l’image des grèves sauvages du secteur pétrolier, des grèves des cheminot.es, des travailleurs du métro, de la justice, de la santé, des enseignant.es et des travailleurs des aéroports. C’est une démonstration du pouvoir collectif de la classe ouvrière que beaucoup appellent déjà "l’été du mécontentement", par analogie avec "l’hiver du mécontentement" de 1978-1979, qui a été une étape importante de la grande vague de lutte des classes matée par Margaret Thatcher.

Les forces motrices de cette résurgence du mouvement ouvrier s’expliquent par quarante ans de néolibéralisme, de privatisation et d’offensive anti-ouvrière et anti-syndicale.

Pendant cette période critique, l’un des principaux piliers de stabilité pour la classe dirigeante et l’impérialisme britannique est le parti travailliste dirigé par Sir Keir Starmer, qui a restauré la direction de l’aile néolibérale et a opéré un profond virage à droite. Starmer a purgé l’aile gauche du Labour Party, qui s’était renforcée durant les années de leadership de Jeremy Corbyn et qui a marginalisé le courant Momentum, désormais en crise profonde. Celui-ci avait accusé Corbyn d’antisémitisme pour son soutien à la lutte palestinienne. Les députés travaillistes ont été contraints de se retirer de la coalition Stop The War pour avoir critiqué le rôle de l’OTAN dans la guerre en Ukraine. Les députés qui ont participé aux piquets de grève et aux mobilisations en solidarité avec les grévistes ont été sanctionné.es. Et les groupes trotskystes restés au sein du Labour ont été expulsés.

La classe dirigeante est en crise. Il ne faut lui laisser aucun répit et l’empêcher d’organiser l’offensive contre les travailleurs et les syndicats. Discuter des leçons stratégiques de l’expérience du "Corbynisme", similaire au processus du "Sanderisme" aux Etats-Unis, est vital si les exploité.es veulent profiter de la crise de ceux qui sont au sommet.


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Claudia Cinatti

Dirigeante du Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) d’Argentine, membre du comité de rédaction de la revue Estrategia internacional, écrit également pour les rubriques internationales de La Izquierda Diario et Ideas de Izquierda.

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