Cinélutte

L’art de la grève

Suzanne Icarie

L’art de la grève

Suzanne Icarie

Projections en faveur des grévistes et dialogue avec des travailleurs autour de documentaires engagés : et si, pour une fois depuis longtemps, le printemps 2023 du cinéma français était social ?

Prix libre et caisses de grève

Au sein d’un secteur culturel inégalement engagé dans la bataille sociale en cours, l’initiative des Mutins de Pangée et de Tënk ne passe pas inaperçue. Les deux coopératives audiovisuelles ont décidé de mettre gratuitement à disposition des films proposés sur leurs plateformes, à condition que les projections se fassent à prix libre et servent à alimenter une caisse de grève. Lors de la précédente mobilisation contre les retraites, la SCOP des Mutins de Pangée rapporte que 206 séances avaient été organisées selon ces modalités, ce qui avait permis de réunir 43 406 euros au bénéfice des grévistes entre le 31 décembre 2019 et le 20 mars 2020.

Reconduit en 2023, ce dispositif rencontre un succès grandissant puisqu’au 31 mars, ce sont déjà 114 000 euros qui ont été récoltés au cours de 620 séances. Début mars 2023, la plateforme Tënk a décidé de seconder l’initiative des Mutins de Pangée et de mettre à disposition des militant-e-s quinze films de son catalogue. Émanant de structures en marge de la production cinématographique capitaliste, cette invitation a été saisie par l’association La Clef Revival qui organise à Paris de nombreuses projections à prix libre depuis septembre 2019.

La Clef Revival, un collectif de cinéma engagé aux côtés des grévistes

Privée de ses locaux historiques par le refus de la mairie de Paris de préempter] le cinéma La Clef de la rue Daubenton et expulsé le 1er mars 2022, La Clef Revival a trouvé un refuge temporaire au DOC ! sur la rive droite de Paris. Elle y tient tous les dimanches soirs un ciné-club en lien avec l’actualité des luttes sociales. Dans le cadre de son cycle « En bande auto-organisée », l’association a déjà projeté en février (G)rêve général(e) au bénéfice de la caisse de grèves des travailleurs d’ONET et en mars L’heure des brasiers pour alimenter celle des grévistes de Pizzorno Environnement. Le 2 avril, Le Clef Revival conviait les habitués et les curieux à une soirée inaugurant un nouveau cycle intitulé « Où va la grève ? ». La projection de deux courts-métrages disponibles sur Tënk était l’occasion de rencontrer et de soutenir les travailleurs du technicentre de Châtillon, en grève reconductible depuis le 7 mars et en grève sauvage depuis l’utilisation du 49.3 par le gouvernement Borne.

Côté programmation cinématographique, Le Marcheur (2020) de Frédéric Hainaut et L’Huile et Le Fer (2021) de Pierre Schlesser sont introduits, comme c’est toujours le cas dans les séances de La Clef, par un cinétract. Sur fond de Diesel Dudes, les images de manifestations sauvages invitent les nombreux spectateurs à se rendre « toustes dans la rue » et « sur les piquets de grève ». Elles rappellent que chacun-e a ces temps-ci une bonne raison de crier sa colère : contre l’utilisation du 49. 3, contre la télésurveillance mise en place législativement, en amont des JO 2024, contre la loi Kasbarian qui criminalise les squatteurs, contre (la loi) Darmanin et son monde, etc.

Filmer la mort au travail

Alors que Le Marcheur présente en dix minutes chrono comment un travailleur de l’agro-alimentaire décide un jour de faire sécession et révolution, L’Huile et le Fer (2021) rend particulièrement sensible le scandale que constitue le recul de deux ans de l’âge de la retraite. Très sobre et sans paroles, le film tente de rendre compte de l’onde de choc provoquée par un accident du travail : celui qui a tué le père du réalisateur trois ans avant sa retraite. C’est à travers des intertitres blancs sur fond noir, comme aux premiers temps du cinéma, que Pierre Schlesser conte la vie de sa famille et de son milieu d’origine où, dès seize ans, on va pointer à l’usine.

Ce choix tout en retenue distingue son film du traitement sensationnaliste et misérabiliste des accidents du travail que, de 325 000 francs de Roger Vailland (1955) à Reprise en main de Gilles Perret (2022), la fiction française leur réserve habituellement. Les blessures graves et les morts entraînées par le mode de production capitaliste sont ici évoquées avec une grande pudeur.

Plutôt que de filmer des corps mutilés, Schlesser montre la chair des fruits rouges écrasés dans l’herbe et les mains toujours actives de sa grand-mère qui continue à préparer des repas pour son mari et son fils, tous les deux morts de leur travail. Il s’attache tout particulièrement à capter le rapport ambivalent que les travailleurs entretiennent avec leur activité au sein de la société capitaliste. Il montre la tendance de certains à l’auto-exploitation et leur culpabilité de ne pas travailler en permanence [1] tandis que d’autres s’inscrivent dans une longue tradition de la culture ouvrière, celle qui permet à la fois de « tenir » et de « résister » face aux exigences du patron. Voir tant de « mains esclaves et savantes » s’affairer à l’écran, dans une scierie ou dans une usine, à la ferme ou à la cuisine, achèvera de convaincre, s’il en était besoin, que ce sont les classes populaires, et pas la bourgeoisie, qui détiennent les clefs du « royaume du labeur ».

Film conçu en hommage aux « fantômes » tués à la tâche, L’Huile et le Fer n’est toutefois pas dénué d’espoir. Dans l’obstination de la grand-mère Schlesser à mettre en bocal les fruits rouges de son jardin, le spectateur peut lire la promesse que reviendra bientôt « le temps des cerises » dont rêvent les socialistes depuis les années 1870. Par ce clin d’oeil à la culture révolutionnaire héritée du XIXe siècle et sa forme entrelaçant intertitres et plans muets, L’Huile et le Fer fait écho à Her Socialist Smile (2020), autre documentaire engagé dans lequel le réalisateur états-unien John Gianvito s’efforce aussi de dissiper le silence : celui dont l’histoire officielle a recouvert l’engagement radicalement anti-capitaliste de Helen Keller, première personne sourde, muette et aveugle à avoir obtenu un diplôme universitaire en 1904.

Dialogue entre travailleurs et cinéphiles

En période de bouillonnement social, le cinéma, même le plus expérimental, est susceptible de nourrir la lutte : il alimente les caisses de grève mais aussi la fierté des travailleurs qui reconnaissent leur expérience dans ces œuvres d’art exigeantes et produites hors des circuits commerciaux. C’est la première constatation des trois travailleurs et militants syndicaux du technicentre de Châtillon qui montent sur scène à l’issue de la projection. Ils exposent ensuite à la salle parisienne la spécificité de leur grève sauvage en cours.

Depuis le passage en force du gouvernement au 49.3, les grévistes ne se déclarent plus 48 heures à l’avance comme l’exige pourtant leur employeur. Ce changement dans les modalités de la grève a permis un rebond de la mobilisation : on décompte au technicentre Atlantique entre 80% et 100% de grévistes. La grève sauvage favorise en effet l’auto-organisation, puisqu’elle est reconduite en AG toutes les huit heures, à chaque début de service. Elle clarifie également les termes de la bataille dans la mesure où, contrairement aux « journées perlées » appelées par l’intersyndicale, elle n’est suivie par aucun membre de l’encadrement ou de la direction.

La présence continue des grévistes sur place décourage également les remplacements au débotté par les chefs d’équipe et permet aux travailleurs de se réapproprier pleinement leur outil de travail : des rames de TGV qui ne peuvent pas redémarrer tant que le travail de maintenance, peu visible en temps normal, ne reprend pas. Il est enfin précisé au public du DOC que ce genre de grève subversive donne lieu à des « demandes d’explication » mais pas à des réquisitions. En 2019, le rapport de force avait été suffisant pour que les grévistes non déclarés ne soient pas sanctionnés de leurs quinze jours de grève sauvage. Dans le contexte social actuel, au vu du déficit du personnel qualifié et du fait que l’exemple de Châtillon a déjà essaimé, par exemple au technicentre de La Mouche à Lyon, les trois militants syndicaux présents à la soirée « Où va la grève ? » estiment qu’il pourrait en être de même en 2023.

Parmi les questions de la salle, une revient fréquemment sous différentes formes : comment aider les grévistes du technicentre de Châtillon ? La réponse donnée recoupe le message du cinétract du début de la soirée et rendez-vous est donné Avenue de la République, le 6 avril au matin. Comme le rapporte Khedidja Zerouali dans Médiapart, cet appel a été entendu et plusieurs membres du collectif se sont rendus sur le piquet de Châtillon pour remettre à la caisse de grève un chèque de 650 euros. Pour continuer à remplir les caisses de grève et à chercher dans les conflits du passé des enseignements pour le mouvement en cours, La Clef Revival a depuis programmé deux documentaires consacrés aux luttes sociales les plus emblématiques de l’après-mai 68 : Guerres de femmes (1980) qui montre la résistance opposées par les femmes paysannes à l’extension du camp du Larzac, et Les LIP, l’imagination au pouvoir (2007), projeté ce dimanche 16 avril en présence du réalisateur Christian Rouaud et avec l’accord des Films d’Ici, société de production indépendante créée par un ancien de Cinélutte.

[Illustration : Le cinéma La Clef expulsé par les forces de l’ordre au matin du 1er mars 2022]

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Le rapport ambivalent des travailleuses et des travailleurs au loisir a bien été mis en perspective par l’historienne Anne-Marie Thiesse dans son texte « Organisation des loisirs des travailleurs et temps dérobés » (1880 - 1930), p. 302 – 322 du livre d’Alain Corbin L’Avènement des loisirs (Paris, Flammarion, 1995)
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