Les années 1968

L’Établi : récit de grève au cinéma

Suzanne Icarie

L’Établi : récit de grève au cinéma

Suzanne Icarie

Le hasard a voulu que sorte le 5 avril dernier l’adaptation sous forme de fiction de L’Établi de Robert Linhart. Dans ce récit [1], le sociologue du travail décrit, avec dix ans de recul, la grève qu’il a contribuée à organiser en 1969 à l’usine de Choisy, contre la « récupération » par Citroën de certains avantages gagnés grâce aux accords de Grenelle.

Gaëtan Gracia a rendu compte ailleurs des qualités de l’adaptation de L’Établi proposée par Mathias Gokalp. Fait rare dans le cinéma français, le cinéaste offre à l’écran une représentation réaliste de la vie en usine : ennui causé par le travail à la chaîne, caractérisation nuancée des ouvriers dont la résistance se loge parfois dans des gestes discrets plutôt que dans la lutte frontale, traitement raciste systématique des ouvriers immigrés. Il est aussi vrai que tant que Gokalp reste fidèle au récit de Linhart, son film possède le même caractère fascinant que le livre : il donne à voir dans le détail comment les travailleurs construisent une grève auto-organisée, en dépit des réticences de la hiérarchie syndicale, plus préoccupée à faire tracter en faveur des journées intersyndicales et isolées. Le film démontre aussi que c’est la capacité à bloquer la production qui explique le succès de la grève et redonne de la fierté aux ouvriers : cette double leçon est toujours d’actualité en 2023.

Le film est cependant moins convaincant quand le réalisateur fait le choix de s’éloigner du récit dont Linhart revendiquait l’exactitude scrupuleuse [2]. Au-delà du choix discutable de mettre longuement en scène l’intimité familiale de Linhart et des modifications qu’entraîne inévitablement le passage de la littérature au cinéma, c’est surtout le choix de ne pas évoquer l’après-grève qui étonne et qui diminue, à l’écran, la force immense de L’Établi. Confondant quelque peu Robert Linhart avec son mentor Louis Althusser, les scénaristes de 2023 décident de lui faire quitter le conflit à l’occasion d’un effondrement psychique le conduisant à l’hôpital Sainte-Anne. On le retrouve finalement enseignant sagement la philosophie hégélienne à des étudiants, également placides, de l’université de Vincennes.

Dans le livre, l’éloignement de Linhart de la grève s’explique bien différemment : identifié comme un des leaders du mouvement en cours, il est exilé loin de la chaîne de production et de ses camarades et relégué dans un entrepôt de pièces détachées. C’est à cette occasion qu’il raconte le vieil Albert, ouvrier « qui compte les jours qui le séparent de la retraite [3] ». Manquant à l’écran, ce portrait résonne suffisamment avec la bataille en cours pour mériter d’être partiellement cité : « Il ne me parlait presque que de cela, rêvant à haute voix d’un avenir idyllique de pavillon de banlieue, de géraniums, de petits jardins symétriques et de matins silencieux. Il passait son temps à me démontrer avec force calculs l’opération ingénieuse de cumul de congés payés et de gratifications exceptionnelles qui allait lui permettre de partir à la retraite à soixante-quatre ans et six mois seulement [4] ».

Quelques mois plus tard, alors qu’il a été licencié par Citroën, Linhart apprend qu’Albert est mort d’une crise cardiaque un mois après sa retraite. L’auteur répète à cette occasion l’une des grandes leçons de L’Établi. Les mutilations et la mort précoce des ouvriers n’ont rien d’accidentelles. Elles sont consubstancielles au mode de production capitaliste : « Le corps d’Albert avait été programmé pour soixante-cinq ans de vie sur terre par tous ceux qui l’avaient utilisé. Trente-trois ans dans la machine Citroën [...] Jamais malade, jamais “aux assurances”, disait-il. Mais un peu plus usé chaque jour [5] ».

Plutôt que de continuer à égréner les différences entre le récit et le film, on remerciera Gokalp d’avoir mis de nouveau en avant un texte qui, quarante-cinq ans après sa sortie, est toujours d’une étonnante actualité, comme en témoigne cette dernière citation extraite d’un échange militant entre Linhart et son ami Primo, lui aussi renvoyé après la grève : « D’abord, je lui passais des journaux et des brochures, je répondais à ses questions sur l’état des choses dans notre secteur (où en était la grève du chargement aux P.T.T. Auster ? Et les femmes de ménage, employées par une boite sous-traitante de la SNCF [...], allaient-elles bientôt commencer l’action prévue ? Et les éboueurs d’Ivry ? […]) ».

Comme tous les récits consacrés à des mouvements sociaux, L’Établi, livre comme film, contribue à ce que la grève de Choisy de 1969 occupe une place indéniable dans le panorama culturel français. Si un documentaire n’a jamais fait le printemps, toutes les productions culturelles citées dans cet article ont le mérite de disqualifier a priori tous les discours qui prophétisent « l’essouflement » inexorable du mouvement en cours. Succès éclatants, victoires partielles ou échecs, toutes les grèves composent « la mémoire indéfiniment brassée de la classe ouvrière [6] » et irrigueront tous ses mouvements présents et à venir, jusqu’à la victoire.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Linhart, Robert, L’Établi, Paris, Les Éditions de Minuit, 2023 [1978/1981]

[2« Les personnages, les événements, les objets et les lieux de ce récit sont exacts », Linhart, op. cit., p. 187

[3Linhart, op. cit., p. 124

[4Linhart, op. cit., p. 124

[5Linhart, op. cit., p. 125

[6Linhart, op. cit., p. 137
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