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Déconfinement

Interview. Les bus et trams de Bruxelles paralysés depuis lundi par un droit de retrait massif des agents

Depuis lundi, près de 1000 conducteurs de bus et tramways de Bruxelles ont stoppé le travail en exerçant leur droit de retrait face à la levée de mesures sanitaires prises pendant le confinement. Dans une interview exclusive, Rachid revient sur ce mouvement de contestation inédit.

Flora Carpentier

15 mai 2020

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Rachid est machiniste - conducteur de bus – depuis 4 ans à la STIB, la RATP belge, sur le dépôt Jacques Brel à Bruxelles. Depuis le début de la semaine, il participe à la mobilisation inédite qui est née sur les 5 dépôts de bus et les 3 dépôts de tram de la capitale, après que l’entreprise de transports en commun ait signé avec les organisations syndicales un protocole levant une série de mesures qui avaient été prises pour faire face à la pandémie. Face à ce déconfinement de tous les dangers, guidé par l’empressement du gouvernement belge à faire redémarrer l’économie, les agents ont réagi de manière exemplaire en refusant catégoriquement de voir les transports en commun redevenir un foyer de contamination.

Flora Carpentier : Le réseau de bus et tramway de Bruxelles est paralysé depuis 5 jours par votre mobilisation inédite, quel a été l’élément déclencheur de votre mouvement ?

Rachid : C’est quand on a appris vendredi dernier [8 mai] qu’un accord avait été signé entre les organisations syndicales et la direction pour un retour quasi à la normale dans les transports. En fait avec le confinement la STIB avait pris un certain nombre de mesures essentielles face à l’épidémie, comme les services dépôt-dépôt : plutôt que de prendre nos services sur ligne, on allait prendre systématiquement le bus au dépôt et on le ramenait au dépôt en fin de service, ce qui permettait qu’il soit nettoyé. Ils avaient aussi limité le nombre d’usagers à 8 à bord des bus, ce qui était certes délicat à mettre en place pour les conducteurs, mais comme ils avaient augmenté le nombre de services en passant de 260 à 300 services par jour, combiné avec le confinement, on s’en sortait à peu près. Mais là du jour au lendemain, ils ont décidé de lever la limitation du nombre de personnes dans les bus, et de reprendre les prises de services sur ligne. C’est ça qui a choqué le plus les agents et a mis le feu aux poudres. Parce que ça veut dire qu’après avoir pointé notre présence au dépôt, au lieu de prendre directement notre bus on est obligés de prendre les transports en commun pour aller le récupérer et remplacer un collègue sur ligne. Parfois on est obligé de combiner plusieurs métros, trams ou bus, dans lesquels il est impossible d’avoir une distanciation sociale vu qu’avec le déconfinement les bus ont été pris d’assaut. Ça n’a aucun sens de nous imposer ça ! En fait tout ce qu’ils ont gardé pour l’instant c’est la montée par l’arrière et l’arrêt de la vente de tickets à bord. Maintenant beaucoup de collègues ont peur de venir travailler. Donc dès qu’on a eu le rapport il a été partagé par tout le monde, avec les groupes Whatsapp ça va vite... on n’arrivait pas à y croire, on se demandait pourquoi ils ont fait ça !

Ça a monté aussi parce qu’un collègue s’est pris une amende de 250€ pour non port du masque, alors que personne dans son bus personne ne portait le masque. Il y a un arrêté royal qui oblige à porter le masque, donc la police met des amendes, mais en même temps ils acceptent aussi que les gens se masquent la bouche avec une écharpe, ce qui est contradictoire comme démarche ! On a trouvé ça injuste. Ils nous parlent de distanciation sociale partout sauf dans les bus, et on voit bien qu’il n’y a que la reprise de l’économie qui compte, que c’est l’état qui pousse derrière... dans une semaine ou 2 on craint de voir le résultat, ça risque d’être exponentiel.

Donc dimanche soir on a commencé à s’organiser à la base, et à se dire qu’on allait se mobiliser le lendemain. Des collègues s’étaient renseignés sur le droit de retrait auprès d’une avocate, pour s’assurer qu’on était dans notre droit, parce que ça n’est jamais arrivé en Belgique, c’est très rare de faire valoir son droit de retrait chez nous. Et puis chaque collègue a pris la décision d’exercer son droit de retrait. Dans les faits on vient pointer au dépôt à l’horaire de notre prise de service, et on reste sur le dépôt tout le temps de notre service, jusqu’au pointage de fin. »

F. C. : Du coup depuis lundi vous avez arrêté le travail, c’est très rare une mobilisation pareille non ? Comment est l’ambiance sur les dépôts ?

R. : « Lundi je commençais mon service à 6 heures. J’arrive au dépôt à 5 heures pour voir un peu l’ambiance, et là déjà je vois qu’il y a plus de voitures que d’habitude... je m’approche de la salle de repos où on pointe, et j’entends du monde... c’était une mobilisation de dingue ! On s’attendait seulement à une petite poignée de chauffeurs mais dès le lundi ça a été explosif ! Des collègues de la nuit qui finissent à minuit-1h étaient restés toute la nuit au dépôt pour accueillir les collègues du matin. Ils s’étaient mis en ligne pour nous accueillir... quand tu vois ça, t’es confiant et tu te dis ’on va pas lâcher’ ! Il y a même des collègues en repos qui sont venus au dépôt pour nous soutenir. Et là très vite on s’est organisé : on a pris des feuilles pour noter nos revendications et les déposer dans la boite-aux-lettres du patron. On a demandé le maintien de la limitation du nombre de passagers, des services dépôt-dépôt, et un plexiglass entre les usagers et nous pour pouvoir retirer le masque, parce que depuis qu’ils nous ont obligé à porter le masque en conduisant, des conducteurs ont fait des malaises. Et après chacun était libre d’ajouter des revendications. On a insisté sur la désinfection des bus à chaque fin de service, et donc de bon matin lundi on a commencé à demander tout ça...

C’est vraiment inédit, on avait fait une fois une grève à cause de sièges qui nous donnaient mal au dos, mais c’est tout et c’était juste une journée. Moi ça fait seulement 4 ans que je suis là, mais je parle avec beaucoup d’anciens qui ont 15-20 ans d’ancienneté et ils n’ont jamais vu ça. Une confiance s’installe entre nous, et surtout une incompréhension vis-à-vis de la direction. Par exemple on a parlé avec une collègue qui était sortie conduire, et quand elle nous a vus elle a regretté et elle est rentrée. On a aussi un collègue dont beaucoup de gens de sa famille ont été touchés par le virus. Il vient là toutes les nuits et il insiste beaucoup, il nous dit que c’est vital qu’on se mobilise, que c’est une histoire de vie ou de mort. Beaucoup sont touchés individuellement, on a peur pour nos proches, parce qu’on sait qu’on est très exposés et qu’on ne veut pas leur ramener le virus. Beaucoup de solidarité et de respect naissent entre les collègues. On est solidaires, on ne lâchera rien, on ne va pas faiblir !

F. C. : Tu disais que c’est un mouvement qui est parti de la base... les syndicats n’ont pas été de votre côté ?

R. : « C’est ce que je racontais, en fait chez nous il y a 3 syndicats, les rouges, les verts et les bleus. Quasiment tous les salariés sont syndiqués, c’est pas comme en France. Mais on a des permanents syndicaux qui ont jugé bon de signer cet accord sur la levée des mesures sanitaires dans notre dos. En gros ils ont retourné leur veste, c’était pas possible d’accepter des conditions pareilles... on s’est clairement sentis trahis ! Un permanent est même parti en arrêt maladie juste après avoir signé... la lâcheté par excellence ! Le permanent des rouges a assumé dans les médias qu’il était contre le droit de retrait, et celui des verts a un peu fait marche-arrière, mais ce qui est sûr c’est qu’en 5 jours de droit de retrait personne n’est venu nous voir...

Donc la base s’est mobilisée massivement, quelque soit le syndicat. Ce n’était plus une histoire de ’je suis délégué’ ou quoi, tout le monde a été solidaire et a mis ses étiquettes de côté. Et ça, la direction n’aime pas ça du tout, la ministre non plus d’ailleurs ! La porte-parole de la STIB nous a méprisés comme si on était des enfants gâtés-pourris, alors que depuis le début de l’épidémie on est au front... soi-disant on était les héros, et maintenant qu’on dit qu’il y a quelque chose qui cloche c’est fini ! Rien d’étonnant, mais c’est très mal venu, c’est vraiment se foutre de la gueule du monde ! »

F. C. : En France la RATP a mis des semaines avant de prendre des mesures face à l’épidémie, face à la pression des agents et des CSSCT. Ça a été pareil chez vous ? Comment la STIB a géré la crise sanitaire ?

R. : « J’ai entendu parler de ça oui mais chez nous ça s’est passé un peu mieux, on était même plutôt agréablement surpris de leur réactivité. Ils ont rapidement mis en place la montée par l’arrière des bus, l’arrêt de la vente de tickets et la séparation du poste de conduite avec de la rubalise. Côté désinfection, c’est une entreprise externe qui procédait au nettoyage des bus après chaque service avec la pulvérisation d’un produit agissant pendant 5 minutes. Après ce n’était pas non plus la panacée niveau équipement. Pour tout dire ils ont embauché des étudiants pour faire le travail, et des gens qui étaient en formation chauffeur de bus, comme elles ont été stoppées avec le confinement, ils les ont mis au nettoyage. Mais ça ne suffisait clairement pas, on voyait qu’ils mettaient 5-6 personnes pour un dépôt de bus entier par exemple, donc ça arrivait souvent qu’on trouve notre bus mal nettoyé. Quand ça arrivait on faisait remonter les anomalies et il y avait un suivi. On nous a donné en plus un kit de nettoyage, et puis quand ils ont eu les masques on a eu l’obligation de les porter. Globalement même si les masques sont arrivés tard, les services étaient assez bien adaptés et les agents ne se plaignaient pas trop. C’est vraiment quand ils ont décidé que l’argent comptait plus que les gens, en ré-ouvrant les magasins, que ça a commencé à changer. Après il faut voir quand même que la STIB communique très peu sur le nombre d’agents contaminés, on a du mal à avoir des infos. »

F. C. : Et comment la direction a réagi à votre mobilisation ?

R. : « En fait ils se sont dit que ça allait durer une journée puis s’essouffler, comme ça se passe d’habitude chez nous avec les grèves. Donc ils ont attendu, mais mardi rebelote, on a reconduit massivement. Ils ne s’attendaient pas à ça ! Là ils ont convoqué une réunion avec les mêmes personnes qui nous avaient trahi, qui a duré des heures et des heures. On attendait ce qui allait en sortir et à nouveau on a eu une désillusion, il n’en est rien sorti ! Donc mercredi on s’est remis en droit de retrait et là encore il ne s’est rien passé, ça a été une journée blanche. Pendant tout ce temps le peu de bus qui roulaient étaient bien sûr surchargés, mais la direction préférait mettre les usagers en danger plutôt que de répondre à nos revendications qui étaient pourtant simples : revenir aux conditions de la semaine dernière ! Évidemment eux ils prennent le problème à l’envers pour nous décrédibiliser : ils disent qu’à cause de nous les bus sont blindés... on connaît bien leur manière de procéder.

Jeudi, le vice-président de la STIB Mostefa Lotfi, qui est aussi membre de la direction du PS, a dit publiquement qu’il nous soutenait. Donc on s’est dit qu’on serait entendus. Le même jour, une grosse réunion a eu lieu avec les syndicats. Ce vendredi certaines écoles ré-ouvraient donc il fallait qu’ils réagissent, on attendait qu’ils nous annoncent des mesures. Mais là encore on nous a présenté un pré-accord dans lequel on nous propose des miettes et aucune réponse à nos revendications. On nous a juste dit qu’on nous autorisait à aller directement sur ligne par nos propres moyens sans forcément passer par le dépôt. Mais c’est absurde parce que quoi qu’il en soit si on prend notre voiture pour aller chercher notre bus à son point de départ, il faudra bien qu’on y revienne en transports en fin de service pour récupérer notre voiture... donc ça ne résout rien ! Et puis ils nous ont donné 1 jour et demi de congé à prendre avant fin août 2020, et ils nous ont autorisé à prendre des congés sans solde... mais ce n’est pas ça qu’on veut ! On ne demande même pas de prime, tout ce qu’on veut c’est pouvoir travailler en toute sécurité et rentrer à la maison sans ramener le virus !

En gros ils ont répondu à tout sauf à ce qu’on a demandé... et on a attendu ça toute la journée, on était dégoûtés ! Quand on a lu le rapport on a fait immédiatement une assemblée et on a dit ’que celui qui veut reprendre le boulot lève la main’. On ne bloque personne, celui qui veut travailler y va... mais personne n’a levé la main. Donc on a continué notre droit de retrait, et depuis toujours rien.

Ce vendredi matin la ministre a laissé entendre qu’elle attendait quelque chose de nous et qu’elle ferait peut-être quelque chose ce week-end, mais que le dialogue social c’était avec les permanents syndicaux ou rien. Donc pour l’instant on attend, la situation est en stand-by. Je suis de repos ce week-end mais je vais aller au dépôt faire un coucou aux collègues, soutenir, les effectifs sont réduits donc on se retrouve pour se soutenir et ne pas lâcher. »

F. C. : En France quand des agents des transports ont exercé leur droit de retrait au début de la pandémie, beaucoup ont reçu des pressions managériales et il y a même eu des sanctions... et vous ils n’ont pas cherché à vous faire croire que vous n’étiez pas dans votre droit ?

R. : « Si, on a eu des pressions aussi. Par exemple un chef est parti dans un dépôt où il y avait beaucoup de nouveaux, et leur a dit que Brussels Airlines venait de virer 500 personnes, et que ça ne leur ferait pas de mal de faire pareil avec eux. On a eu plein de petites phrases du style ’vous savez dans quoi vous vous embarquez’, ou ’vous serez payés seulement dans 8-9 mois le temps des procédures’, ce genre de choses... mais nous on n’est pas là pour l’argent, on est là pour notre santé ! Ça fait des semaines qu’on ne voit pas nos proches, ce n’est pas maintenant qu’on va ramener le Corona à la maison !

Et puis un autre moyen de pression ça a été qu’ils nous ont mis un code d’absence injustifiée, le 51, soi-disant parce qu’ils n’avaient pas encore de code pour le droit de retrait. Mais chez nous quand on est absents de manière injustifiée 3 jours d’affilée, on risque le licenciement. Donc ça a fait peur aux plus nouveaux, certains ont repris mais très peu en réalité. Sur certains dépôts 90% des chauffeurs sont toujours mobilisés, pour d’autres 50 à 75%... mais en gros jeudi on était encore proche de 80% d’agents mobilisés en moyenne. »

F. C. : Des agents des transports d’un peu partout en France vous ont envoyé une vidéo de soutien qu’on a relayé sur Révolution Permanente. Comment ont réagi les collègues en la voyant ?

R. : « Pour nous c’est énorme ce soutien. Quand j’ai reçu la vidéo je l’ai transférée directement aux collègues, et ils n’y croyaient pas ! Qu’on nous soutienne de France, de Paris et de toutes ces villes, ça fait chaud au cœur. Elle a circulé très vite sur les groupes WhatsApp, c’est parti dans tous les dépôts, et les collègues réagissaient en disant que ça leur donnait beaucoup de force de se sentir soutenus. Un collègue en a parlé spontanément aux médias et la vidéo est passée dans deux journaux belges ! »


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