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Gramsci. Hommage de Pietro Tresso pour sa mort

Pietro Tresso est l’une des principales figures du communisme en Italie. Responsable international du travail syndical de l’IC, dirigeant de premier plan du PCd’I, il y fréquente Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga, tous deux fondateurs du parti en 1921. Exclu du PC pour trotskysme en 1930, il fonde, en exil, en France, la Nouvelle Opposition Italienne et participe à la création, en 1938, de la IVème Internationale. C’est dans les colonnes de La Lutte Ouvrière de mai 1937 que Tresso rend hommage à Antonio Gramsci, décédé quelques jours plus tôt, le 27 avril, des suites de longues années de réclusion dans les geôles de Mussolini. Ne connaissant pas les écrits de prison de Gramsci qui seront publiés de façon posthume et qui donneront lieu à de multiples interprétations, Tresso livre ici sa propre analyse de la trajectoire politique de l’un des auteurs marxistes les plus féconds de sa génération. Tresso, de son côté, poursuivra son travail au sein de la direction du Parti Ouvrier Internationaliste. Comme le racontent Pierre Broué et Raymond Vacheron dans Meurtres au maquis, Tresso est assassiné, après s’être évadé de la prison du Puy, aux côté de trois autres militants trotskystes, par des FTP staliniens, sur ordre de Moscou, en Haute-Loire, en 1943.

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Après onze ans de prison, Antonio Gramsci est mort d’une apoplexie à Rome, dans une clinique, où la bestiale répression fasciste s’était vue obligée de le transférer il y a deux ans, pour éviter que l’homme le plus aimé du prolétariat d’Italie, finît par mourir au fond de son cachot.
Antonio Gramsci était venu au socialisme dans les années qui précédèrent immédiatement la guerre de 1914, lorsque, jeune étudiant, fils de paysans pauvres, de sa Sardaigne natale, il alla à Turin dans le but de continuer ses études. Ce fut dans la capitale du Piémont, au contact du prolétariat industriel le plus concentré et le plus expérimenté d’Italie, qu’il fit ses premiers pas sur le chemin de la révolution. Quoique d’un extérieur extrêmement négligé et d’un physique pénible, il faisait du premier abord la plus grande impression sur ceux qui avaient l’occasion de s’entretenir avec lui. Mussolini, qui, en 1914, avant son reniement, avait été appelé à Turin par le groupe des étudiants socialistes, dont Gramsci, se souvenait justement de lui, huit ans plus tard lorsqu’il écrit que le Parti Communiste avait pour tête un petit bossu, extraordinairement intelligent et malin...

La tourmente de 1914 et l’entrée en guerre de l’Italie en 1915 trouvèrent Gramsci, encore ignoré, encore obscur, à son poste de combat. Il ne fléchit point. Les racontars selon lesquels il aurait eu des hésitations ou même des sympathies pour le mouvement interventionniste, ne sont que des insinuations habilement répandues par certains « disciples » à retardement dans le but de justifier leur désertion et leur lâcheté. En 1917, dans l’année la plus dure de la guerre, au moment où la réaction s’acharne impitoyablement contre le révolutionnaire, tandis que Ercoli (l’actuel secrétaire de l’I.C.), reniait le Parti au nom de la « Magna Anglia », Gramsci continue sa modeste besogne, assure le service de correspondance avec l’organe central du Parti « l’Avanti » comme il assure les liaisons avec les camarades restés à Turin, ou qui reviennent de la zone de guerre. Gramsci m’a affirmé lui-même, en 1922, qu’il n’avait jamais été interventionniste.
Mais c’est seulement en 1919 que Gramsci révèle entièrement toutes ses qualités de polémiste, de tête et de cœur de la classe ouvrière et plus particulièrement du prolétariat industriel du Piémont.
En 1919, le prolétariat italien est en pleine effervescence révolutionnaire. Les reculs successifs de la bourgeoisie rapprochent extraordinairement aux yeux de la classe ouvrière et des masses laborieuses la possibilité de la victoire définitive, du triomphe de la révolution. Les nouvelles provenant de Russie sur les victoires et la consolidation du pouvoir soviétique, emportent les masses d’enthousiasme. L’emblème de la faucille et du marteau couvre les murs des villes et des villages d’un côté à l’autre de l’Italie. Les noms de Lénine et de Trotsky sont acclamés comme des défis de combat par des millions d’ouvriers, de soldats, de petits paysans. Le Parti Socialiste, qui grossit de jour en jour se révèle absolument impuissant pour coordonner le mouvement des masses, pour organiser la révolution. Même les éléments révolutionnaires les plus conscients et décidés avancent d’un pas irrésolu et incertain.

Deux noms émergent : Bordiga et Gramsci.
Bordiga, déjà connu des jeunes avant la guerre, qui connaît mieux que Gramsci les hommes du Parti Socialiste, et le Parti lui-même, fonde à Naples l’hebdomadaire « Le Soviet » et organise d’un bout à l’autre de l’Italie sa fraction qui plus tard sera appelée la « fraction des abstentionnistes » parce qu’elle préconisa l’abstention des élections parlementaires. Le combat de Bordiga est le combat pour la scission d’avec les réformistes et les centristes ; le combat pour la construction du Parti de la révolution. Il est seul à se battre déjà depuis plus d’une année pour ce but. Gramsci ne voit pas encore cette nécessité. De l’expérience toute fraîche de la révolution d’octobre et des révolutions des autres pays, il retient surtout le phénomène de la croissance et du développement des « Conseils de Fabrique ». Il voit dans ces Conseils la forme révélée par l’histoire de l’auto gouvernement des masses travailleuses, les cellules vivantes de l’Ordre Nouveau.

L’Ordine Nuovo sera donc le titre de l’hebdomadaire qu’il fonde à Turin et dont il prend la direction. Toute la vraie personnalité de Gramsci, son originalité, sa grandeur, se trouvent dans ce journal. Pendant deux ans, dans des articles à forme très personnelle, mais qui reflètent tout le tourment et tout l’effort créateur de l’avant-garde révolutionnaire du prolétariat de Turin, Gramsci dévore les trésors de son intelligence, de sa culture et de sa passion révolutionnaire pour impulser les Conseils d’usine, pour en démontrer la valeur destructive de l’ordre capitaliste et nécessaire en tant que cellules constitutives de l’Ordre Nouveau, de l’ordre socialiste et communiste. Les ouvriers avancés des grandes usines de Turin, les membres des « Commissions Internes », se serrent autour de lui. Les bureaucrates syndicaux l’accusent de saper l’autorité et les fonctions des syndicats, mais lui-même répond en gagnant à son point de vue les majorités syndicales et en transformant ainsi les syndicats en puissants soutiens des Conseils d’usines au lieu d’en être les adversaires.

La défaite subie par le prolétariat italien en septembre 1920 à la suite de l’abandon des usines occupées sera la fin aussi de ce mouvement des Conseils d’usines, auxquels Gramsci a donné le meilleur de sa vie. « L’Ordine Nuovo », d’hebdomadaire se transforme en quotidien, mais il sera désormais autre chose que celui qu’il avait fondé.
Les philistins et les bureaucrates, ceux qui, aujourd’hui, cherchent à exploiter Gramsci au profit de la trahison et de l’escroquerie stalinienne, nous présentent déjà un Gramsci truqué, méconnaissable à ceux qui l’ont connu et à lui-même s’il était encore vivant.
Nous croyons pouvoir dire, par contre, que Gramsci, malgré ses qualités éminentes, s’est lui aussi trompé, et sur des problèmes importants. Et nous pouvons ajouter que lui en avait pleine conscience et ne craignait pas de le dire. La preuve en est que pendant des années il s’est refusé à recueillir en volume ses écrits. A la fin, il s’était décidé à le faire, mais il avait commencé à écrire une préface (il en avait déjà écrit environ 100 petits papiers de sa très petite mais claire calligraphie) dans laquelle il se critiquait lui-même avec cette honnêteté intellectuelle qui le caractérisait.
Ce projet a été brisé par son arrestation au moment des lois d’exception et maintenant, par sa mort.

Nous ne savons pas quelle a été l’évolution de Gramsci au cours des onze années de prison, mais nous pouvons affirmer ceci : toute l’activité de Gramsci, toute sa conception du développement du Parti et du mouvement ouvrier s’oppose de façon absolue au Stalinisme, à ses crapuleries politiques, à ses falsifications éhontées. Un des derniers actes politiques de Gramsci avant son arrestation, en 1926, a été celui de faire approuver par le B.P. du Parti italien, une lettre adressée au B.P. du Parti russe lui demandant de se contenir vis-à-vis du camarade Trotsky dans les limites d’une discussion entre camarades, et de ne pas adopter les méthodes qui fausseraient les problèmes controversés et empêcheraient le Parti et l’Internationale de se prononcer en pleine connaissance de cause. Cette lettre fut approuvée aussi par Grieco (Garlandi), Camilla Rayera et Mauro Scoccimarro.

Mais elle fut envoyée sur « une voie de garage » par Ercoli qui, étant à Moscou et en ayant pressenti les destinataires, a cru bon de la garder dans sa poche.
Nous pouvons affirmer aussi que, au moins depuis 1931, et jusqu’en 1935, la rupture morale et politique de Gramsci avec le Parti stalinisé était complète. La preuve est donnée non seulement par le fait que pendant ces années la presse a mis la sourdine à la campagne pour la libération de Gramsci, mais aussi par le fait que Gramsci avait été officiellement destitué en tant que Chef du Parti et que, à sa place, on avait dressé ce clown bon à tout faire qui s’appelle Ercoli ! Les camarades sortis de prison nous ont communiqué aussi, il y a deux ans, que Gramsci avait été exclu du Parti, exclusion que la direction avait décidé de tenir cachée au moins jusqu’à ce que Gramsci aurait été dans la possibilité de parler librement.

Et cela dans le but de pouvoir exploiter la personnalité de Gramsci à ses fins. En tout cas, les bureaucrates staliniens s’étaient arrangés pour ensevelir Gramsci politiquement avant que le régime mussolinien ne l’achevât physiquement.
Gramsci est mort, mais pour le prolétariat, pour les jeunes générations qui viennent à la révolution au travers de l’enfer fasciste, il restera toujours celui qui mieux que tout autre a incarné les souffrances, les aspirations et la volonté des ouvriers et des paysans pauvres d’Italie, au cours des vingt dernières années.
Il restera un exemple de droiture morale et de probité intellectuelle absolument inconcevable pour la congrégation des pique-assiettes staliniens dont le mot d’ordre est « s’arranger ».

Gramsci est mort, mais après avoir assisté à la décomposition et à la mort du Parti qu’il avait puissamment aidé a créer et après avoir entendu dans ses oreilles les coups de revolver chargés par Staline et qui abattirent toute une génération de vieux bolchéviks.
Gramsci est mort, mais après avoir su que des nouveaux vieux bolchéviks, comme Boukharine, Rikov et Rakovski étaient déjà prêts pour l’abattoir.
Gramsci est mort d’un coup au cœur, on ne saura peut-être jamais qui a contribué le plus à le tuer : les onze années de souffrance dans les prisons mussoliniennes ou les coups de pistolet que Staline a fait tirer dans la nuque de Zinoviev, de Kamenev, de Smirnov, de Piatakov et de leurs camarades dans les caves de la Guépéou.
Adieu Gramsci.


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