300 mètres de fresque, 25 artistes et une même cause

Graff et Gilets Jaunes. L’art s’affiche

Dam Morrison

Graff et Gilets Jaunes. L’art s’affiche

Dam Morrison

Preuve s’il en faut que le mouvement des Gilets Jaunes prend de plus en plus de place dans le paysage : la production artistique lui rendant hommage foisonne et s’affiche même sur l’espace public.

C’est ainsi que depuis le dimanche 20 janvier on peut admirer rue d’Aubervilliers, à Paris, une fresque gigantesque de 300 mètres de long, composée des œuvres de 25 graffeurs sur le thème « l’hiver jaune ». Entretien avec les artistes Itvan Kebadian et Lask Twe, à l’origine des rencontres Black Lines.

Habitués aux fresques murales sur divers thèmes, l’idée de fresques politiques représentant l’actualité sociale est venue petit à petit à partir de l’affaire de la voiture brûlée du quai de Valmy en 2016, pendant le mouvement contre la Loi travail.

Pour Itvan, « l’idée de départ c’est de parler de l’actualité. On s’est fait le questionnement à partir d’un graff qu’on avait fait avec Lask, qui était quai de Valmy au moment de Nuit Debout, au moment où la voiture de police a été incendiée. Du coup, moi je l’ai dessinée en live puisque j’étais présent à ce moment-là. On était encerclés par les CRS. On s’est pas fait embarquer parce qu’il y avait des caméras qui filmaient, mais le graff a été censuré deux heure après ! Ce qui était très rapide, donc c’est pas la Mairie. Donc à partir de là on s’est demandé comment ça se fait que cette image qui est passée dans les médias des milliers de fois, dès le moment où elle est dessinée – pourtant sur un mur autorisé d’expression libre – elle devient gênante ? On a commencé à se questionner sur la représentation de ce qui se passe dans l’actualité : est-ce qu’elle est réservée aux médias officiels ? Qu’en font les artistes ? Les autres n’ont pas le droit de la représenter ? Ensuite on a fait une fresque sur la Syrie, au moment des attaques au gaz. En « une » du Monde ou de Libé, il y avait une photo des corps enfants à cause du gaz. Nous, notre fresque, encore une fois, sur un mur autorisé, a été censurée, alors que l’affiche de cette « une » de média officiel, qui était mille fois plus violente en termes d’image que notre fresque, elle était placardée partout. Donc là on s’est demandé : à qui appartient la représentation du réel, de l’actualité ? C’était le point de départ. Les médias officiels sont souvent alignés avec le gouvernement sur les grands thèmes, et nous c’est un point de vue désaligné ».

Le premier rassemblement Black Lines a une date historique et très symbolique des luttes. En effet, comme le soulignent les artistes, « à partir de l’anniversaire de Mai 68, où il y avait les affichistes, les sérigraphistes des Beaux-arts qui se retrouvaient pour accompagner le mouvement à l’époque en faisant des affiches très politiques. On s’est dit on va faire un appel des graffeurs, voir s’il y en a qui veulent faire du graff conscient, du graff politique. On a lancé un premier appel au mois de mai, c’était une fresque qui s’appelait « fake Democracy » au moment où Macron faisait tout son discours sur les Fake News. Et il y a une quinzaine d’artistes qui sont venus, et d’autres qui nous ont contactés ensuite pour participer à la prochaine. Donc on s’est dit : on va continuer. On a lancé plusieurs thèmes, les réfugiés, l’écologie... Et sur plusieurs villes, à Nantes, à Marseille, et surtout à Paris ».

A l’image du mouvement des Gilets Jaunes, la communauté Black Lines, si elle est marquée très à gauche, rassemble des gens de tous âges et venus de parcours très différents. Pour Lask, « c’est toujours le principe de la liberté. Les artistes viennent et s’en vont comme ils veulent. Il y a des graffeurs, des gens du Street Art, des gens qui font du collage... On veut garder cette ouverture. Dans notre art, le graff, c’est très codifié. On voulait que Black Lines reste ouvert aux gens. On donne un thème, bien sûr. Par contre, les artistes sont libres de le traiter comme ils veulent. C’est ce qui donne le style très éclectique des fresques. Pour moi c’est très important cette idée d’expression libre. C’est à l’image du mouvement des Gilets Jaunes, qui est un peu hybride. On est tous différents mais on se retrouve. Donc il doit exister des valeurs universelles, comme le refus de l’injustice, l’écologie, ou encore l’envie, que l’on partage tous, que nos enfants mangent à leur faim, et des bons produits, la liberté de vivre décemment, ou tout simplement celle de s’exprimer.. Les Gilets Jaunes ont cette particularité d’être très variés. Et c’est une des choses qui m’ont touché dans ce mouvement. Même si on entend dire : "c’est tenu par des fachos, etc… ", moi j’y suis allé aux manifs, je les ai pas vus à travers la télé. Et j’ai vu des boulangers, des pères de famille, des femmes, des mères de famille, des ouvriers, des profs... Il y a de tout !.

Pour Itvan, « là où on peut pas dire que c’est un collectif, c’est que ça ramène à chaque fois des gens différents. Il y a toujours Lask et moi qui organisons, qui trouvons le mur et qui ramenons la peinture. Mais après, on sait pas à l’avance qui va venir. Il y en a qui viennent plusieurs fois, mais pour la majorité c’est toujours des gens nouveaux. Jusqu’à présent il y a plus de 90 artistes qui ont participé ! Black Lines ressemble en ça au mouvement des Gilets Jaunes, c’est-à-dire que ça sort des cases. Il y a des gens de partout, ceux qui vont être d’un parti politique alors que d’autres n’ont jamais voté, certains qui viennent d’un parcours artistique, d’autres d’un parcours militant. Tu as des graffeurs comme Lask et moi, mais aussi des étudiants des Beaux-arts qui font des affiches, des peintures. Il y en a qui n’ont jamais peint dans la rue. Il y a des artistes qui ont 18 ans et qui côtoient des anciens pochoiristes qui ont 70 ans ! C’est là où je trouve que ça ressemble à quelque chose de notre époque, en tout cas à la France en ce moment. On avait tellement cloisonné tout le monde, que dès que ça a pété, toutes les frontières ont sauté ».

Comment est venu le thème sur les violences policières ? Pour les deux artistes, « toujours dans le souci de contrer le récit médiatique. On a fait une fresque sur les violences policières au moment où il y a un déni des violences policières. C’est un tabou en France. Ça gêne de dire qu’on a besoin de tenir la démocratie par la violence. C’est apparu au grand jour au moment de la loi El Khomri, quand tout le monde disait « non » et que le gouvernement a fait un 49-3. On n’était pas d’accord donc le gouvernement a fait usage de la répression. Là, c’est venu assez naturellement. Les artistes se sont mis à parler du mouvement des Gilets Jaunes, et dans les figures médiatiques et symboliques qui en sont ressorti, il y a le buste de la Marianne cassée, les CRS sans visage et sur-armés, les manifestants avec leurs gilets jaunes, puis Macron et le Premier Ministre, et le boxeur. Quand on pense aux Gilets Jaunes on pense à lui. Donc tous ces personnages sont représentés. Ça s’est fait spontanément. On a gardé ça du graffiti : on improvise un peu comme dans le jazz. C’est-à-dire qu’il y a un thème et tout le monde improvise dessus. La couleur noire évidemment permet d’avoir une certaine homogénéité. Là on avait juste dit qu’on mettait une touche de jaune en plus. Ensuite, ça s’est improvisé directement sur le mur. La fresque s’est construite comme un cadavre-exquis ».

Les revendications tout au long de la fresque, à l’image des styles graphiques, sont multiples : « Gilets Jaunes anti-racistes, anti-fascistes et anti-quenelles, stop violences policières, interdiction du GLI-F4, justice sociale, justice fiscale, justice écologique, stop aux taxes, RIC… C’est des slogans qui sont sur les dos des gilets pour la plupart ».

Les fresques de Black Lines posent aussi la question de la réappropriation de l’espace public. Pour Itvan, « que c’est important que les gens se réapproprient l’image, la représentation de l’actualité, et aussi l’espace public. C’est pour ça que nous, on fait de l’image d’actualité, mais dans l’espace public. Sinon on pourrait faire ça chez nous ou sur Internet. La réappropriation répond à plusieurs questions : que l’actualité ne soit pas représentée que par les milliardaires qui possèdent les canaux de diffusion, et pourquoi l’espace public n’appartiendrait qu’à la pub et à ces grands médias, alors que l’espace public devrait être un lieu où tout un chacun pourrait s’exprimer librement ? Donc c’est pour ça qu’on s’est dit que nos fresques devaient se trouver dans des endroits les plus vus et fréquentés et qu’elles représentent ce qu’il se passe, qu’elles mettent en lien direct les gens et l’actualité.

Pour ce qui est de la place pour l’art dans les mouvements sociaux, Lask souligne que « le rôle que l’art peu jouer, c’est le rôle qu’il devrait jouer tout le temps, pas seulement pendant les mouvements sociaux. C’est ce que nous on a compris il y à 8-9 mois. Au-delà de faire de l’art, c’est "qu’est-ce qu’on dit ?". Comment essayer de parler avec notre art, de se questionner aussi. Se questionner sur les sujets qui touchent tout le monde, qui nous touchent aussi dans notre quotidien. On essaye de faire de l’art intelligent, conscient, éducatif. En tout cas faire de l’art qui serve à quelque chose, voilà. On est dans cet air-là. Que ce soit dans l’art, les objets, ou dans n’importe quelle industrie, on va revenir à des choses qui servent à quelque chose. Le foutage de gueule ça va s’arrêter dans tous les domaines. Et dans l’art aussi, l’esbroufe. Le mec qui fait pipi par terre et dit que c’est de l’art... Non, on va revenir a de l’art utile, l’art du réel. En accompagnement des luttes aussi. Et c’est là qu’il est le plus pertinent. Je pense que c’est là où on touche, on cherche, on essaye de comprendre à travers l’art, on se questionne. En tout cas nous on va continuer dans ce sens-là ».

La perception du mouvement des Gilets Jaunes ? Pour Itvan, « c’est un mouvement hyper novateur et très puissant. Puissant parce qu’il change de forme en permanence, puissant parce que pour une fois ça ne vient pas des syndicats et des partis. Puissant parce qu’il n’y a pas de leader. Puissant aussi par la récupération de ce gilet, que Sarkozy avait dit maintenant c’est obligatoire, qu’il nous avait obligé à acheter, et qui aujourd’hui habille les manifestants. Puissant parce que, du coup, la semaine on se met à voir que tous les travailleurs ont des gilets jaunes, ce qui fait qu’on retrouve une classe sociale qu’on avait complètement retiré de l’imaginaire. Du coup ça devient la couleur la plus visible, on se rend compte qu’il y en a partout ! Puissant aussi de spontanément bloquer les rond-point. Dans l’inconscient collectif les rond-point c’est quand même là où est détourné l’argent des mairies. On s’est toujours demandé pourquoi on construit autant de rond-point, pourquoi c’est toujours les mêmes Vinci et compagnie qui ont les marchés, pourquoi tout l’argent des communes va dans les rond-point ? Donc c’est tout, chaque petit détail de ce mouvement est puissant. Tout ce qui était caché devient visible ! La gestion post-coloniale des quartiers, maintenant devient une gestion généralisée, de caste ou de classe, même dans les centre-villes. Juste avant les Gilets Jaunes, il y a eu des inondations. Macron était venu voir les commerçants pour leur expliquer qu’il ne pouvait pas les rembourser, qu’il n’y avait pas l’argent. Là il y a les manifestations de Gilets Jaunes sur les Champs Élysées. Et Macron va voir Vuitton et Gucci, et leur dit "on va vous rembourser demain". Toute les injustices deviennent visibles, sont vues de tous à la lumière des Gilets Jaunes. La violence policière comme toutes les autres, la violence face à la justice, toutes les inégalités en fait ».

Lask rajoute, quant à lui, que ce mouvement, c’est ce qui l’inspire. « Ça me donne envie d’être libre. De plus me dire que je dois faire-ci parce que ça, que c’est comme ça. Ça nous questionne, on se déprogramme en fait. Même inconsciemment, on se rend compte qu’en fait on était programmés. Les Gilets Jaunes nous remettent en question, sur plein de choses. Comment ça se fait que je galère, et que lui il se gave ? Tu sens qu’ils sont libres, qu’ils ont envie de dire quelque chose, très fort. Et ça fait du bien ».

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