A quand la contagion ?

Gilets Jaunes, suite et (pas) fin

Jean-Patrick Clech

Gilets Jaunes, suite et (pas) fin

Jean-Patrick Clech

On allait bien voir ce qu’on allait voir : ce que les annonces de Macron et les matraques de Castaner n’avaient pas réussi, la dinde de Noël et la Saint-Sylvestre auraient fini par l’imposer : l’arrêt du mouvement. Il n’en est rien.

Non seulement il est reparti de plus belle, dès l’acte VIII, le 5 janvier, mais il a encore réuni près de 90.000 personnes, selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, pour l’acte IX, samedi 12 janvier. Indépendamment de ses calculs au rabais du nombre de personnes dans la rue, avec un ratio impressionnant d’un policier déployé par Gilet Jaune mobilisé au niveau national et d’un manifestant sur cent interpellé lors de mobilisations comme à Bar-le-Duc ou à Besançon, le gouvernement confirme son raidissement autoritaire et son entêtement répressif. Et pourtant, rien n’y fait. Dans les manifestations, on continue à réclamer la démission de Macron. Voire sa tête. Et la majorité de l’opinion publique continue à soutenir la mobilisation en cours (malgré un « fléchissement » sur lequel les médias ont insisté à l’envi), mais aussi et surtout en dépit des « violences » dont seraient bien entendu responsables les manifestants.

Crise-poursuite

C’est à croire que quelque chose s’est cassé, non seulement dans les horloges de la macronerie, mais également au niveau de ce qui faisait, jusqu’à avant-hier, office de consensus et de lignes rouges à ne pas franchir. Ce à quoi on assiste, c’est bel et bien, « par en bas » et de façon généralisée, la manifestation de cette crise organique. « La chienlit », aurait dit De Gaulle. « Tout fout le camp », aurait dit Philippe à ses proches conseillers, à plusieurs reprises, ces derniers jours.

Jusqu’à présent, cette crise organique s’était avant tout exprimée par « en haut ». Macron était censé y répondre, ce que ni les héritiers de François Hollande, ni les amis de François Fillon n’étaient en capacité de faire. Mais elle a fini par rattraper le président-Jupiter. Tout semblait lui sourire, pourtant, sur le terrain de la lutte des classes, avec sa Loi Travail XXL, l’imposition de Parcoursup et la contre-réforme du rail mais, pourtant, il était rattrapé par la dure réalité d’une décomposition ayant gangréné son propre camp à vitesse accélérée : Benalla, puis Hulot et enfin Collomb. La liste risque de s’allonger dans les prochaines semaines, y compris au niveau du premier cercle macronien à l’Elysée en charge des affaires étrangères. C’est dire l’affaiblissement du personnage qui, jusqu’à présent, tablait sur ses prestations à l’étranger pour faire oublier ses soucis hexagonaux.

Ni inattendu, ni incompréhensible, sauf pour qui ne prévoit rien et ne veut pas comprendre

En ce sens, donc, le mouvement est tout sauf inattendu, même si, de par son déclenchement (le prix du carburant) il relève du spontané plus que du planifié continuant à mêler émeutes et manifestations, occupations d’axes de circulation et mise-à-mort symboliques des puissants. En ce même sens, il continue à être incompréhensible pour un gouvernement qui ne cesse de vouloir le travestir et lui coller tous les épithètes possibles, tantôt factieux, tantôt d’ultra-gauche, car il ne souhaite pas regarder la réalité en face : Macron reste persuadé que son discours du 10 décembre, ses menaces du 31, ses canons à eau et ses flashballs allaient suffire. On connaît la suite.

Les Gilets Jaunes sont l’expression des marges des classes populaires, en termes sociaux et politiques, et non numériques. Ce sont, pour reprendre les écrits d’usine de Simone Weil de 1934, à la veille des grandes grèves de mai et juin 36, « la classe de ceux qui ne comptent pas - dans aucune situation – aux yeux de personne… et qui ne compteront pas, jamais, quoi qu’il arrive (en dépit du dernier vers de la première strophe de l’Internationale ["nous ne sommes rien, soyons tout"]) » [1]. Ceux, en effet, qui ne comptent pas ou qui ne comptent plus, les accidentés du système et les victimes de la restructuration néolibérale du tissu productif, ont en effet y compris été oubliés par les tenants officiels et syndicaux de l’hymne des travailleurs cités par Weil, au profit d’un repli sur un syndicalisme de concertation ou de proposition, mais délaissant les chômeurs, les précaires, les CDD, les intérimaires, les salariés des petites boîtes et de la sous-traitance, les retraités. Mais les voilà. ET ils existent. Et ils donnent une leçon de courage et de détermination.

Avec mai et juin 36, deux ans après l’écriture de ces quelques lignes, « la classe de ceux qui ne comptent pas » allait tracer parmi les plus belles pages de l’histoire du mouvement ouvrier en France, avec mai et juin 1936, en mettant en grève non seulement les secteurs les plus concentrés du monde du travail mais également celles et ceux que l’on n’avait jamais vu dans la rue. Pour y mettre un terme, le gouvernement de l’époque, dirigé par les socialistes et Léon Blum, ne s’était pas contenté de lâcher quelques concessions et de rouler des mécaniques : avec la collaboration de l’ensemble des directions syndicales et à travers les Accords de Matignon (augmentation de salaire, congés payés, etc.), le gouvernement du Front Populaire avait réussi à désamorcer la situation révolutionnaire. Après avoir liquidé de son horizon d’attente et de ses références politiques et les classes populaires et leurs représentations, après avoir snobé les « corps intermédiaires », Macron est bien mal placé pour siffler la fin de la partie. En témoigne la persistance de la mobilisation.

Mais en suivant à rebours les mêmes leçons de 36 - mais par en bas, cette fois-ci - ce qu’il faudrait au mouvement actuel, s’il voulait véritablement faire plier le gouvernement et faire trembler ce qui aujourd’hui tient lieu des « deux cents familles », c’est bel et bien l’entrée en scène du monde du travail « en semaine », à savoir passer des ronds-points et des manifs, le samedi, à la paralysie des entreprises et des lieux de travail, du lundi au vendredi.

L’heure n’est plus seulement à refuser de participer à une mascarade de « débat national ». Les appels à ce que les directions syndicales, notamment la CGT, clarifient leurs positions vis-à-vis de la mobilisation en tant que telle et jettent leurs forces dans la bataille se multiplient, de la part des Gilets Jaunes, comme à Toulouse, ou y compris au sein même de la confédération. Sur les territoires, localement, la colère essaime, que ce soit dans les Bouches-du-Rhône, dans un Casto de Lille, où les salariés réclament, eux aussi, 100 euros tout de suite, chez Industeel, au Creusot, avant les fêtes, dans les cantines à Marseille et à Strasbourg, ces derniers jours, ou encore au sein de la fonction publique, avec, notamment, la création des Stylos Rouges, dans l’Education.

La contagion, voilà ce que craint le plus le gouvernement et tous ceux qui, derrière, sont aux aguets, inquiets pour leurs profits et pour la suite des événements. Les centaines de reportages de ces derniers jours que les télés passent en bouclent sur les « soldes » qui ne feraient pas le plein ne sont jamais que la métaphore de la situation hexagonale : le patronat est préoccupé et le gouvernement ne sait plus comment faire si ce n’est continuer à taper et ouvrir un « débat » qui est mort-né avant même de commencer. Si ce n’est maintenant, quand est-ce qu’il faudra la poser, la question de la grève ? A chacun de prendre ses responsabilités, mais c’est le dilemme qui s’offre au mouvement social alors que le gouvernement n’en a pas encore fini avec cet « hiver du mécontentement ».

Martin Noda. Photothèque Rouge
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[1S. Weil, « Journal d’usine [1934] », dans La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 2002, p.170
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