[LETTRES]

García Márquez et la matrice originelle de la dictature

Paul Tanguy

García Márquez et la matrice originelle de la dictature

Paul Tanguy

Longtemps, les critiques se sont disputés au sujet du personnage central de "L’Automne du Patriarche", le « roman de la dictature » que Gabriel García Márquez publie en 1975. De quel caudillo latino-américain s’inspirait-il ? La réponse est à chercher du côté du Venezuela.

Longtemps on a pensé qu’il s’agissait d’un personnage composite, mi-Trujillo, le dictateur dominicain, mi-Batista, l’homme-fort de La Havane jusqu’en 1958, mi-Somoza, père fondateur d’une dynastie de bouchers ayant régné sur le Nicaragua jusqu’en 1979. Il s’agit, si l’on en croit les mémoires du colombien, Prix Nobel de littérature 1982, d’un double littéraire de Juan Vicente Gómez, lui aussi porté au pouvoir, à Caracas, par les britanniques et maintenu, par la suite, à la présidence par les « gringos ». Dans ses mémoires, traduites en français sous le titre Vivre pour la raconter, Márquez révèle comment son personnage a pris forme à partir du récit d’un médecin vénézuélien ayant fui la férule de Juan Vicente Gómez et ayant trouvé refuge dans la petite ville natale de l’écrivain, à Aracataca, en Colombie. Au fil des pages, Márquez fait dans L’automne du patriarche le portrait de celui qui serait une sorte de « matrice dictatoriale » qui a façonné la politique vénézuélienne. Et son ombre plane, également, sur Guaidó, celui qui s’est auto-proclamé fin-janvier « président en exercice », pour le plus grand bonheur des Majors pétrolières étatsuniennes.

Ici, dans la traduction de Claude Couffon, quelques traits saillants du caudillo, en public puis dans le secret de ses coups-tordus.

« Les cloches carillonnaient, les fusées montaient joyeuses, les fanfares explosaient, bref on célébrait la pose de la première pierre de la reconstruction, et la foule concentrée sur la Place d’Armes acclamait le bienfaiteur de la patrie qui avait mis en fuite le dragon de l’ouragan, quand quelqu’un le saisit par le bras et l’entraîna jusqu’au balcon maintenant plus que jamais le peuple a besoin d’encouragement, il ne put se dérober et entendit la clameur unanime qui s’infiltra dans ses entrailles comme un vent de mer agitée, que viva el macho (…), personne ne devait ignorer qu’il était à nouveau le seigneur et maître de tout son pouvoir avec l’appui féroce de certains secteurs de l’armée, ceux d’avant qui avaient rejoint leurs postes depuis qu’il avait réparti entre les membres du haut commandement les cargaisons de victuailles et de médicaments et de matériel de secours populaire de l’aide extérieure, depuis que les familles de ses ministres passaient leur dimanche à la plage dans les hôpitaux démontables et les tentes de la Croix-Rouge, vendaient au ministère de la Santé les livraisons de plasma et les tonnes de lait en poudre que le ministère de la Santé revendait à son tour aux hospices, les officiers de l’état-major avaient troqué leurs ambitions contre des adjudications de travaux publics et des programmes de rééducation financés grâce à l’emprunt d’urgence accordé par l’ambassadeur Warren pourvu que les bateaux de son pays puissent pêcher partout dans nos eaux territoriales (…) ».

Gabriel García Márquez, L’automne du patriarche, [trad. De Claude Couffon] Paris, Grasset, 1976, p.122-127.

VOIR TOUS LES ARTICLES DE CETTE ÉDITION
MOTS-CLÉS

[Amérique latine]   /   [Venezuela]   /   [Culture]