Capitalisme et technologie

Faut-il détruire les algorithmes ?

Camille Münzer

Faut-il détruire les algorithmes ?

Camille Münzer

Et si les nouvelles technologies n’étaient que le synonyme de davantage d’exploitation et d’oppression ? Et si les robots et l’intelligence artificielle n’étaient que le nom d’une arme entre les mains du capital et dont le but serait l’exploitation, voire de la destruction de la vie sur Terre ? Dans Breaking things at work (Verso, 2021), Gavin Mueller propose une critique de la technologie et par là même un retour au luddisme. La critique des nouvelles technologies trouve beaucoup d’échos aujourd’hui. Pour beaucoup, plus que la promesse de lendemains meilleurs, entre les mains des capitalistes, elles menacent nos conditions de travail et de vie.

Qui contrôle le futur ?

Lorsqu’on lit le fil Twitter d’Elon Musk, le patron de Tesla, on dirait que notre époque ressemble à la caricature de 1828 de Robert Seymour sur « La marche de l’intellect ». L’illustrateur y dépeint un robot géant qui balaye des curés et des bureaucrates, représentants de l’ignorance, de la superstition et, plus généralement, du vieux de monde. C’est à cette même époque, note le philosophe Matteo Pasquinelli, que sont écrits de nombreux ouvrages sur la révolution industrielle et les nouvelles technologies qui inspireront Marx par la suite, notamment son célèbre « fragment sur les machines ». Dans ce texte abondamment commenté, Marx émet l’hypothèse que le développement des forces productives, c’est-à-dire (pour dire vite) de la technologie, pourrait rendre le travail humain superflu.
Aujourd’hui, comme au début de la révolution industrielle, des grands patrons nous promettent un futur meilleur grâce aux nouvelles technologies. Bill Gates, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg ou Elon Musk promettent des voyages dans l’espace, la colonisation de Mars, des voitures sans conducteur et des usines sans ouvriers. Ceux qui s’opposeraient à cette vision par peur, entre autres, d’un futur sans travail ou d’une apocalypse technologique, seraient des technophobes, des représentants du vieux monde, à l’image des curés et des bureaucrates de la caricature de Seymour.

Certains marxistes ont embrayé le pas de la technophilie contemporaine, tels qu’Alex Williams et Nick Srnicek dans Inventing the Future. Postcapitalism and a World Without Work (Verso, 2016) ou Aaron Bastani, et Fully Auto-mated Luxury Communism. A Manifesto (Verso, 2018). Ces auteurs défendent que la nouvelle vague d’innovations technologiques telles que l’intelligence artificielle peuvent enfin faire advenir le « règne de la liberté », si cher aux anticapitalistes, c’est-à-dire une société où, grâce à l’automatisation, on ne travaille que quelques heures par semaine, tandis que le reste du temps est consacré à l’art et la culture. Pour ces marxistes, la technologie serait « neutre ». L’enjeu serait alors de savoir qui la contrôle. Il ne faut donc pas avoir peur des nouvelles technologies ou de l’automatisation. Au contraire, il faudrait même en demander davantage. Il faudrait exproprier le futur aux capitalistes pour que l’on vive dans une économie automatisée post-rareté et post-travail.
Certains marxistes ont émis des doutes sur les promesses capitalistes ou post-capitalistes sur un futur sans travail. Par exemple, Aaron Benanav pense qu’un futur sans travail est impossible en raison de la stagnation séculaire du capitalisme global. La productivité du travail stagne avec la baisse des investissements productifs [1]. Bref, l’horizon d’un futur sans travail s’éloigne chaque jour.
Gavin Mueller fait partie des marxistes sceptiques vis-à-vis de l’automatisation. Pour lui, il faut répondre aux technophiles et techno-optimistes, qu’ils soient des milliardaires de la Sillicon Valley qui veulent privatiser la planète mars ou des marxistes qui veulent émanciper l’humanité, et offrir des perspectives à la gauche et au mouvement ouvrier face aux nouvelles technologies. Son but, dit-il, est double. D’un côté, il veut « transformer les marxistes en luddites », c’est-à-dire en des briseurs de machines, et, de l’autre, « transformer les personnes critiques de la technologie en des marxistes » (p. 5). Pour Mueller, la technologie n’est pas un problème en soi, mais elle l’est dans la mesure où elle est le produit de l’accumulation capitaliste. Elle dégrade les conditions de travail, réduit l’autonomie des travailleurs et devient un obstacle aux tentatives d’organisation.
La technologie est un phénomène social. Le choix de l’adoption de certaines technologies au détriment d’autres n’est pas toujours guidé par une logique de rentabilité ou d’efficacité économique. Comme le montre l’historien David Noble, l’invention de la machine-outil à contrôle numérique aux États-Unis répondait à un double objectif : d’un côté, elle répondait aux besoins de la production militaire au début de la guerre froide et, de l’autre, à la volonté de contourner le contrôle qu’exerçaient les ouvriers qualifiés sur le procès de travail. Certaines technologies, parfois tout aussi efficientes, ont été abandonnées au profit de technologies qui accentuaient le contrôle de l’encadrement sur le travail. La technologie n’est donc ni bonne, ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre.

Quand les ouvriers détruisent leurs usines

Les révoltes de la classe ouvrière ont souvent pris pour cible l’outil de travail. Pendant la révolution industrielle, au début du XIXe siècle, partout où de nouvelles machines étaient introduites, des travailleurs les ont détruites. Cela a pris la forme d’un mouvement organisé, tel celui des luddites, entre 1811 et 1813 au Royaume-Uni, qui se réclamaient d’un personnage fictif, John Ludd, mais cela a aussi pris la forme d’incendies nocturnes, de sabotages pendant les heures de travail, etc.

Le mouvement luddite a souvent été discrédité par la postérité, malgré les tentatives de certains marxistes, comme les historiens Edward P. Thompson ou Eric Hobsbawm, de le réhabiliter. Pour ces historiens, et pour Mueller, les luddites ont été embarqués dans une lutte, non pas contre les machines, mais contre le capitalisme industriel. Ils ne se révoltaient pas contre la technologie, mais contre la manière dont le capitalisme en faisait usage. Il est en effet difficile de distinguer les machines de la société qui les a produites : pour Mueller, il n’y a que des technologies capitalistes.
Dans l’histoire, la destruction du moyen de travail n’est pas limitée à l’industrie. L’introduction des ordinateurs dans les bureaux, dans les années 1980-1990, a été accompagnée par la déqualification du travail et une perte d’autonomie des employés. Le travail de bureau devenait de plus en plus monotone et inintéressant, pénible physiquement (en raison des postures de travail) et stressant psychologiquement à cause du management par objectifs, ou de la surveillance qu’il implique. Le sabotage n’avait plus l’allure de la destruction des machines, mais de la modification des fichiers ou des logiciels. Cependant, la destruction des machines a continué à faire partie de l’imaginaire du travail de bureau. On se souvient par exemple de la scène de Office Space (35 heures c’est déjà trop en français), film de 1999, où trois employés de bureau dans une grande entreprise détruisent une imprimante à coups de batte de baseball.

La destruction des machines peut être aussi un moyen pour se faire entendre en période de crise. Dans des luttes où la négociation est au point mort, la destruction des machines peut faire que les yeux du pays se tournent vers une usine en lutte dans une région reculée. On peut penser aux ouvriers de GM&S à La Souterraine qui, en 2017, ont piégé leur usine avec des bonbonnes de gaz et détruit des machines au chalumeau dans le cadre d’une lutte contre un PSE. L’action n’avait pas pour but de modifier les conditions de travail, mais d’attirer l’attention des médias. En cela, elle a été un succès. On peut penser aussi à la vague de PSE aux lendemains de la crise de 2008, où dans de nombreuses usines les ouvriers ont menacé de les détruire.
Toutes les destructions de machines ne sont pas l’expression d’une technophobie ou une révolte luddite. Souvent, il s’agit de la réponse commune des travailleurs face à la menace des licenciements ou de la dégradation des conditions de travail. La question reste de savoir si on peut « détourner » la technologie capitaliste vers des buts socialistes.

Les révolutionnaires et les machines

Mueller rappelle qu’on trouve des ambiguïtés chez Marx sur la question des nouvelles technologies. On peut trouver un Marx « technophile » dans certains écrits. Chez ce Marx-là, c’est le progrès technique sous le capitalisme qui a mis à bas la société féodale et qui pourrait jeter les bases d’une société socialiste. Dans cette vision où les forces productives sont assimilées à la technologie dans un sens restrictif, le capitalisme, et tout particulièrement la propriété privée des moyens de production, constitue un frein au progrès technique. Certains auteurs, notamment ceux rattachés à la tradition post-opéraïste, s’appuient davantage sur le « fragment sur les machines », un extrait des Grundrisse rédigés par Marx entre 1857-1858 en préparation du Capital. Pour ces auteurs, Marx décrit dans ces lignes l’avènement d’un futur sans travail (et sans travailleurs) où, grâce à l’intellect général, l’automatisation aurait atteint de tels degrés que le travail immédiat aurait été remplacé par la surveillance et le contrôle des installations.

Cependant, Mueller note qu’un autre Marx existe. Celui-ci, sans être « technophobe », est critique des usages de la technologie par le capital. Elle incarne les rapports de production capitalistes et est surtout un moyen d’extraire davantage de survaleur ou plus-value aux travailleurs. Dans cette perspective, on peut comprendre pourquoi des travailleurs ou travailleuses qui s’en prennent à l’outil de travail ne sont pas irrationnels, ou à un stade antérieur de la conscience, mais engagés légitimement contre l’intensification du travail, la discipline, la perte d’autonomie, leur déqualification, etc.
Tout au long du XXe siècle, les partis socialistes, puis communistes, se sont appuyés sur la lecture technophile de Marx. Ils pensaient que, dans une société socialiste, la technologie produite sous le capitalisme pourrait être utilisée au profit des travailleurs et les libérer du travail. Cela faisait système avec leur vision d’un avènement graduel de la société socialiste, société qui serait construite sur les bases du développement capitaliste. À l’opposé, l’Industiral Workers of the World, syndicat révolutionnaire américain principalement actif au début du XXe siècle, s’est opposé au taylorisme et à la mécanisation du travail.

Certes, la technologie produite sous le capitalisme a des buts capitalistes. Cependant, certaines technologies, sous contrôle des travailleurs et avec l’aide des ingénieurs, pourraient effectivement nous libérer des tâches les plus pénibles ou permettre de réduire le temps de travail à son juste nécessaire. Aujourd’hui, un des principaux freins à l’automatisation du travail est le fait que les nouvelles technologies ne sont pas suffisamment rentables ou que le travail humain est encore moins cher. On peut penser alors que les organisations ouvrières pourraient revendiquer un programme d’investissement public et massif dans l’automatisation du travail afin d’en améliorer les conditions et de réduire le temps de travail. Une autre partie des technologies sont, quant à elles, à jeter aux poubelles de l’histoire. Nombre des nouvelles technologies sont aujourd’hui consacrées à la surveillance, à l’image des [capteurs de mouvement-https://www.theguardian.com/media/2016/jan/11/daily-telegraph-to-withdraw-devices-monitoring-time-at-desk-after-criticism] installés dans les bureaux des journalistes au Daily Telegraph afin de contrôler leur temps de présence devant les écrans. Elles n’ont pas pour but de développer les potentialités humaines, mais de discipliner et de mettre au travail les employés.

La focalisation de la gauche sur le chômage technologique

Même si la destruction de l’outil de travail peut avoir plusieurs motivations, on ne peut pas nier qu’une partie des travailleurs est convaincue que les nouvelles technologies peuvent contribuer à leur faire perdre leur emploi. Pourtant, ces craintes sont bien souvent infondées. Il faut rappeler tout d’abord que les nouvelles technologies ont une multitude d’effets sur le travail qui ne se limitent pas à réduire les besoins d’une entreprise en « travail vivant », ou même dans la société dans son ensemble. Certaines tâches peuvent très difficilement être automatisées, notamment celles qui nécessitent des savoirs implicites et un raisonnement intuitif, qu’elles soient hautement qualifiées ou peu qualifiées. De la même manière, l’introduction de nouvelles technologies favorise parfois l’apparition de nouveaux emplois. C’est le cas du travail d’« entraînement » des algorithmes, qui consiste à alimenter sans cesse l’intelligence artificielle avec de l’information afin qu’elle soit opérante. Aujourd’hui on estime qu’en France au moins 260 000 personnes se consacrent au micro-travail occasionnellement [2].

Comme le rappelle le sociologue Stephen Bouquin, l’« automatisation n’est pas une arme de destruction massive de l’emploi » : la menace d’une intelligence artificielle qui accomplit les mêmes tâches qu’un humain reste au stade de la menace. Le vrai danger se trouve plutôt dans le fait que le numérique nous fasse travailler « comme des robots ». Malgré cela, la gauche est restée prisonnière de la crainte d’un « grand remplacement technologique ». Le mouvement Noir américain des années 1970-1980 voyait d’un très mauvais oeil les nouvelles technologies qui, selon eux, allaient remplacer les Noirs dans les usines et provoquer un chômage de masse dans les ghettos.

L’augmentation du chômage après le choc pétrolier et l’installation d’un sous-emploi chronique allait confirmer à leurs yeux le remplacement des travailleurs noirs par des machines dans l’industrie, notamment dans la filière automobile. L’idée que les machines allaient remplacer massivement les travailleurs Noirs dans les métiers peu qualifiés était répandue dans l’extrême gauche américaine dans les années 1960-1970, des partis trotskistes au Black Panther Party. La conséquence d’une telle analyse est de se concentrer non plus sur le prolétariat industriel, mais sur les périphéries, le lumpenprolétariat, comme l’a fait le BPP.
De la même manière, lors de l’introduction des caisses automatiques dans les grandes surfaces au début des années 2000, les syndicats français de la grande distribution ont dénoncé la « fin des caissières » et ont appelé au boycott des caisses automatiques. Cependant, la postérité a donné tort aux craintes d’un grand remplacement technologique, tant chez les noirs américains que les caissières françaises.

Évaluer les effets des nouvelles technologies sur l’emploi est extrêmement délicat et il n’y a pas de consensus parmi les économistes, qu’ils soient bourgeois ou marxistes. Il faut notamment distinguer l’échelle de l’entreprise de l’échelle de l’économie tout entière. Il faut également considérer la technologie en question et le secteur concerné. Des nouvelles technologies peuvent supprimer certaines tâches ou certains postes dans les entreprises, mais cela ne veut pas dire que cela se traduit par une réduction des emplois sur l’ensemble de l’économie car ces mêmes technologies peuvent en créer d’autres. De même, comme le démontre Aron Benanav, les raisons du chômage et du sous-emploi chronique dans les pays impérialistes sont à trouver ailleurs que dans les nouvelles technologies. Elles se trouvent surtout dans la suraccumulation des capacités industrielles et dans le déclin de l’investissement à partir des années 1980.

Les deux âmes du luddisme

Pour Mueller, il faut saboter la présence toujours croissante de l’automatisation dans nos vies. Permettre à l’IA de régner sur la manière dont nous travaillons ne prépare pas la société socialiste. Au contraire, cela contribue à la misère et à l’exploitation. Mueller défend un décélérationnisme. Celui-ci ne serait pas « un repli sur un rythme de vie plus lent, mais la manifestation d’un antagonisme à l’égard du progrès des élites au détriment du reste d’entre nous » (p. 128).

Comme je l’ai dit plus haut, le luddisme, compris comme la destruction de l’outil de travail, a un sens s’il est inscrit dans l’ensemble des méthodes de lutte de la classe ouvrière. C’est une étape et non pas le but de la lutte des classes. En cela, contrairement à ce que dit Mueller, il n’y a pas un luddisme, mais deux. Un premier luddisme, ou un luddisme populaire, voit dans la technologie un instrument parmi d’autres entre les mains du capital pour accroître sa domination sur le travail. D’habitude, ce luddisme prend la forme du sabotage industriel et s’inscrit dans un antagonisme vis-à-vis du capital et non pas vis-à-vis de la technologie. Un deuxième luddisme a tendance à réifier la technologie comme quelque chose d’intrinsèquement négatif et s’inscrit principalement dans une démarche individuelle de rejet du monde matériel. Il a des aspects authentiquement primitivistes et potentiellement réactionnaires. En effet, certains luddites contemporains, proches de la décroissance, ont défendu des thèses malthusiennes, ce que Mueller évite de mentionner. Pour finir, le luddisme, tel que Mueller le défend, c’est-à-dire principalement comme mouvement populaire de résistance à la domination de la technologie entre les mains du capital, reste au stade des actions séparées les unes des autres. Il prend pour exemple les travailleurs qui sabotent leur entreprise, ou des agriculteurs qui « hackent » les logiciels de leurs tracteurs afin de faire des réparations eux-mêmes et de ne pas avoir recours aux fournisseurs de services. Cependant, si le but est de convertir les « luddites au marxisme », on ne peut pas se tenir au stade du sabotage industriel ou du hacking. La question du contrôle ouvrier sur la production, où ingénieurs et travailleurs collaboreraient avec les salariés sur le type de technologie à développer ou implanter n’est pas abordée. De la même manière, on ne peut pas concevoir la question des nouvelles technologies sous le socialisme sans en finir avec la propriété privée des savoirs scientifiques et l’ouverture des brevets.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Aaron Benanav, Automation and the future of work, Verso, 2020

[2Antonio A. Casilli, Paola Tubaro, Clément Le Ludec, Marion Coville, Maxime Benseval, Touhfat Mouhtare et Elinor Wahal, Le Micro-Travail en France. Derrière l’automatisation, des nouvelles précarités au travail ?, rapport final Projet DiPLab « Digital Platform Labor », 2019, <http://diplab.eu> .
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