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État espagnol

Entretien. Grève féministe : « sans les femmes, le cœur du système capitaliste ne pourrait pas fonctionner »

Militante révolutionnaire, Cynthia Lub, l'une des fondatrices du collectif Pan y rosas et de l’organisation politique sœur de Révolution permanente dans l’État espagnol revient sur l’évolution du mouvement féministe espagnol depuis la grève générale féministe du 8 mars 2018, et sur les débats qui le traverse. Des réflexions riches d’enseignements pour les militant.es féministes en France.

Cynthia Lub

24 avril 2023

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Entretien. Grève féministe : « sans les femmes, le cœur du système capitaliste ne pourrait pas fonctionner »

Crédits photo : EFE/Luis Tejido

RP : Cette année, en France, le 8 mars était célébré dans un contexte inédit, au lendemain d’une grève nationale contre la réforme des retraites. Certains secteurs, notamment dans la gauche politique et syndicale, ont appelé à faire du 8 mars une journée de grève féministe, inspirée notamment de la grève internationale des femmes, comme cela s’est produit en Espagne en 2018 et 2019. Malgré ce contexte, si l’idée d’une grève féministe le 8 mars était relativement installée cette année parmi les organisations féministes, il y a eu peu de préparation « par le bas » dans les universités et encore moins sur les lieux de travail.

Dans ce sens, pour commencer, pourrais-tu revenir sur la dynamique du mouvement féministe actuellement dans l’État espagnol ?

Cynthia Lub : Depuis 2018, où la grève générale féministe en Espagne avait été appelée et organisée à partir d’assemblées à l’échelle des communautés autonomes ou des villes dans lesquelles des revendications avaient été débattues, la situation du mouvement féministe a changé du fait de l’avènement du gouvernement de coalition du PSOE et de Unidas Podemos qui s’est approprié certaines des revendications du mouvement des femmes et a cherché à le canaliser sur un terrain institutionnel. Le mouvement a commencé à passer à autre chose et a abandonné les espaces d’auto-organisation, tels que ces assemblées qui permettaient de construire la grève féministe à échelle de masse.

Bien que le gouvernement PSOE-UP n’ait respecté pratiquement aucune des revendications du mouvement des femmes, dans l’État espagnol, le sentiment du « moindre mal » s’est beaucoup développé avec la montée de l’extrême droite qui tente constamment d’attaquer les droits des femmes et des personnes LGTBI en niant l’existence de la violence de genre. Cela tend à détourner les revendications du mouvement féministe au profit de l’illusion que les institutions d’un gouvernement dit « progressiste » vont permettre d’accéder à toutes les revendications.

Cependant, certains secteurs ou franges du mouvement féministe remettent en question ce féminisme ministériel ou institutionnel, parce que certaines revendications centrales n’ont jamais été mises en œuvre, telles que l’abrogation de la loi sur les étrangers, la fermeture des centres de rétention (CIE), ou encore l’abrogation des réformes historiques du travail menées par le PP et du PSOE. Ces dernières, non seulement, n’ont pas été abrogées, mais la ministre Yolanda Díaz (ministre du Travail et de l’Économie sociale, membre du Parti Communiste) en a élaboré une nouvelle qui continue de précariser l’emploi.

A ce propos, la dernière loi « Sólo sí es sí » [« Seul le oui est oui », mesure phare du gouvernement de Pedro Sanchez sur le terrain de lutte contre les violences patriarcales, ndt] a déplacé le débat sur les violences patriarcales sur le terrain de la droite : elle a renforcé l’appareil judiciaire avec une stratégie punitive. Nous en sommes très critiques, car le punitivisme implique l’idée que l’augmentation des peines dans le Code pénal résoudra une violence qui est structurelle. Et, en même temps, cela signifie renforcer un système judiciaire réactionnaire qui, dans l’État espagnol, emprisonne des rappeurs pour avoir critiqué la monarchie [affaire Pablo Hasel, NdT], demande aux femmes ce qu’elles portaient lorsqu’elles ont été agressées, punit et persécute les grévistes, ou encore emprisonne les militants indépendantistes catalans. Ainsi, au nom de la défense des femmes, on renforce les prisons, la police et le Code pénal. En d’autres termes, on renforce la même caste judiciaire qui défend les intérêts des hommes d’affaires, des politiciens corrompus et le statu quo du capitalisme patriarcal.

Dans ce contexte comment s’est organisé le 8 mars cette année ?

Dans certaines communautés autonomes comme la Catalogne, les syndicats alternatifs qui pèsent dans les secteurs publics ou les services sociaux, ont continué à appeler à une grève générale féministe aux côtés du mouvement féministe et des organisations de gauche. Et, dans pratiquement tout l’État, ils ont appelé à une grève étudiante. Mais l’organisation par « en bas » a été plutôt faible.

C’est lié d’une part au fait le mouvement féministe dans l’État espagnol a perdu de sa force, mais aussi au fait que les syndicats - tant étudiants qu’ouvriers - ont encore peu de force et ne proposent pas de travail à la base pour promouvoir la grève du 8M. En outre, les grands syndicats n’appellent pas à la grève, parce qu’ils sont les courroies de transmission du gouvernement et du féminisme dans les ministères.

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Quelle orientation avez-vous défendu avec Pan y Rosas dans ce cadre ?

Avec Pan Y Rosas, nous participons aux grèves sur les lieux de travail et au mouvement étudiant. Nous sommes en première ligne pour construire un front de militantes combatives, opposées au féminisme institutionnel, avec les travailleuses en lutte qui ont mené des grèves et des processus d’auto-organisation importants. Et nous mettons en avant notre perspective : lutter contre la violence machiste du capitalisme patriarcal. Contre la droite et l’extrême droite qui attaquent en permanence les droits que nous avons conquis. Contre le féminisme des ministères, le gouvernement dit « progressiste » et le piège du punitivisme.

Nous sommes descendues dans la rue pour une lutte indépendante des institutions de l’État, de sa justice machiste et patriarcale et des partis du régime, et nous avons milité pour que la grève du 8 mars fasse résonner les luttes des travailleuses précaires qui se battent contre la sous-traitance ou les délocalisations, comme les Kellys [grévistes du nettoyage, ndt]. Pour des augmentations de salaires indexées sur l’inflation, une réduction du temps de travail et des moyens pour concilier vie professionnelle et vie familiale. Contre la répression syndicale, dénoncée par les travailleurs de SEAT. La lutte contre la précarité et l’exploitation subies par les travailleuses, la lutte contre la violence du racisme institutionnel et patriarcal subie par les employées de maison. L’abrogation de la loi sur les étrangers et la fermeture des centres de rétention.

Nous disons que nous voulons que la voix des personnes transgenres soit entendue dans la grève du 8M, contre la transphobie et la LGTBphobie. Lutter contre les violences, les violences sexuelles, les violences sexistes et les féminicides, c’est lutter contre un maillon de toute une chaîne de violences que l’immense majorité des femmes, des travailleuses, des migrantes, des jeunes femmes et des retraitées subissent face à la crise actuelle. Pour une éducation publique gratuite, une éducation sexuelle débarrassée des préjugés obscurantistes : séparation de l’église et de l’État !

Enfin, nous avons également fait grève contre l’escalade du militarisme en disant : non à Poutine, non à l’OTAN, non à la guerre. Nous sommes des féministes internationalistes et anti-impérialistes et, comme Rosa Luxemburg et Clara Zetkin en 1914, nous déclarons « la guerre à la guerre ». Nous défendrons les droits et les libertés que nous avons gagnés, dans le cadre d’une lutte pour transformer cette société à la racine. Notre perspective, à partir d’un féminisme socialiste et révolutionnaire, vise à pouvoir jouir pleinement de nos propres vies, de nos sexualités, de nos désirs et de nos plaisirs dans une société libérée de l’oppression et de l’exploitation.

En France, dans les réunions préparatoires au 8 mars, des débats similaires à ceux de l’État espagnol ont surgi : cette journée doit-elle être seulement une journée de grève pour le travail productif et reproductif des femmes ou une grande journée de grève générale pour les droits des femmes, contre l’oppression et l’exploitation capitaliste ?

Pourriez-vous revenir sur la façon dont ce débat s’est matérialisé dans le mouvement des femmes en Espagne, et quelle a été la politique de Pan Y Rosas ?

Il y a eu plusieurs débats. Tout d’abord, la question de savoir s’il fallait faire grève ou non. Certains courants du mouvement féministe affirmaient que « les grèves classiques ne sont plus utiles », « les grèves rendent invisibles les tâches de soins que seules les femmes accomplissent », ou encore que « les syndicats sont inutiles ». D’autres ont eu tendance à se concentrer uniquement sur la grève du travail salarié, affirmant que « la grève doit être une grève du travail salarié », sans prendre en compte la question du travail reproductif pour que la grève soit réellement totale et générale. D’autres enfin préconisent une grève principalement des tâches de soins et du travail reproductif, pour rendre visibles les tâches reproductives au sein des foyers.

Nous considérons que ce n’est qu’avec la grève du travail productif que les profits des capitalistes peuvent être affectés, et avec la mobilisation et la grève des étudiants, pour tout arrêter. A ce propos, nous défendons et rappelons que la grève du travail salarié représente une grande majorité de femmes. La classe ouvrière n’est pas seulement masculine, bien que ce système ait voulu nous condamner au confinement dans les foyers et rendre invisible le travail rémunéré des femmes, le considérant comme « complémentaire » au travail salarié « principal » c’est à dire celui du « chef de famille ». Les travailleuses représentent plus de 40 % des personnes dans les lieux de travail productifs et de services, que personne ne reconnaît autrement que par des salaires inférieurs et des contrats précaires. En Espagne, trois emplois à temps partiel sur quatre sont occupés par des femmes. Ce pourcentage est très élevé dans les activités de santé et les services sociaux (77,5 %). Il est de 67,4 % dans l’éducation, de 66,6 % dans le secteur des services et de 88,6 % dans les soins et le travail domestique.

La grève dans les centres de production et dans tous les types d’emplois est par ailleurs fondamentale pour la majorité des travailleuses qui se battent depuis des années pour des revendications telles que l’égalité salariale, l’égalité des conditions de travail et l’égalité des droits. Contre la discrimination, le harcèlement et la précarité. Pour l’embauche de toutes les travailleuses en CDI, l’interdiction de l’externalisation, des contrats temporaires et des agences d’intérim. Pour que les papiers ne soient pas un moyen de chantage pour les travailleurs immigrés. Contre les coupes budgétaires dans la santé, l’éducation et les services publics, parmi beaucoup d’autres.

Mais nous avons également défendu qu’une grève des femmes ne sera ni totale, ni générale si elle ne rend pas visible notre « travail non rémunéré », c’est-à-dire le travail de reproduction. Si elle ne rend pas explicitement visible le fait que la grande majorité des femmes salariées, au même titre que les femmes au foyer sans travail salarié (dont beaucoup sont obligées de quitter le travail salarié pour s’occuper de leur famille), réalisent un travail reproductif qui les contraint à une « double charge » de travail, que les capitalistes économisent et qui, avec la crise, devient de plus en plus lourde et précaire.

Ainsi, la grève féministe a également pour défi de porter des revendications telles que l’éducation universelle et gratuite de 0 à 3 ans aux frais des employeurs et de l’État sur les lieux de travail 24h/24, ou encore la gratuité des maisons de retraite pour les personnes dépendantes. Si ces tâches étaient socialisées par l’État, le travail précaire de millions de femmes, pour la plupart immigrées, sans aucun droit, soumises en permanence à la discrimination, aux abus de toutes sortes et à des horaires de travail abusifs, devrait disparaître.

D’une part, il y a une certaine déconnexion avec les luttes sociales dans une partie du mouvement féministe, et beaucoup de méfiance à l’égard des syndicats et du mouvement ouvrier, qui ne sont pas capables de prendre en charge les revendications féministes ou ne peuvent que les rendre invisibles. D’autre part, les directions syndicales ne répondent pas à la politisation des jeunes, des secteurs féminisés et des personnes LGBTI, et ne proposent pas de programme en faveur de ces secteurs et des plus précaires. Il suffit de regarder la question des retraites, même la revendication de la retraite à 60 ans avec 43 ans de service ne prend pas en compte la situation des femmes immigrées, par exemple. Comment pouvons-nous, en tant que féministes révolutionnaires, penser cette alliance entre le mouvement syndical et le mouvement féministe et LGBTI dans cette période ?

Sans l’immense armée de femmes, vitale pour le fonctionnement du système de reproduction sociale et économique, le centre du système capitaliste, de production et du travail salarié, qui exploite les femmes et l’ensemble de la classe ouvrière, ne pourrait pas fonctionner. Cependant, si nous, les femmes, tissons des alliances avec tous les secteurs de la classe ouvrière en vue de la grève, l’ensemble des services de transport et de télécommunication par exemple pourrait être paralysé pour et par les revendications des femmes !

Si nos camarades et les jeunes soutiennent activement notre grève des femmes et des féministes, en contestant également le machisme et la LGTBIphobie sur les lieux de travail et dans les centres d’études, nous porterons un coup encore plus fort au centre de ce système patriarcal si nécessaire au système capitaliste.

Un système qui se nourrit de la division basée sur de multiples oppressions, le genre, la race, pour soutenir les piliers du système d’exploitation. De plus, en Espagne, avec la montée de l’extrême droite, les attaques contre les personnes LGTBI se sont déchaînées et les alliances sont de plus en plus nécessaires. Il s’agit d’un débat avec un secteur conservateur, moraliste et transphobe du mouvement féministe.


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