Victimes ou résistantes ?

En finir avec les violences patriarcales : stratégies en débat

Anna Ky

En finir avec les violences patriarcales : stratégies en débat

Anna Ky

La lutte contre les violences de genre occupe une place centrale dans la nouvelle vague féministe. Mais certains de nos combats ont déjà été cooptés par le capitalisme pour mieux asseoir sa domination. Quelle stratégie pour en finir avec la longue chaîne des violences que subissent les femmes ?

La question des violences patriarcales dans la nouvelle vague féministe

Quelques jours après le 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences patriarcales, et en plein reconfinement « made in Medef », la question des violences faites aux femmes occupe une place importante dans l’actualité. Quelques chiffres montrent que cette question est d’une tragique importance.

Lors du premier confinement, au printemps dernier, les signalements de violences domestiques ont augmenté de 36% en France. Un chiffre qui n’est que la partie visible de l’iceberg puisqu’on sait que la plupart des violences qui ont lieu au sein du foyer sont tues et que très peu sont prises en charge.
Depuis plus d’un an, on voit s’accroître le décompte morbide des féminicides – c’est à dire des meurtres de femmes parce qu’elles sont des femmes – et quoique les chiffres varient d’un organisme à l’autre, tout le monde s’accorde pour dire qu’entre 2018 et 2019, leur nombre a considérablement augmenté (le ministère de l’Intérieur, qui ne s’appuie que sur les enquêtes officielles et considérées comme closes, en compte par exemple 148 pour l’année 2019).

De telles données et l’ampleur de ces violences nous obligent à considérer les violences sexistes comme un phénomène social et non comme le fruit de gestes individuels qui seraient commis par des hommes déséquilibrés. C’est également ce qu’avait démontré la vague de dénonciation du sexisme au quotidien au travers du hashtag #MeToo, mettant en lumière l’ampleur et la dimension structurelle du sexisme dans toutes les couches de la société, sans distinction.

Cette vague de dénonciation est à l’origine de ce qu’on caractérise comme la nouvelle vague féministe, au sein de laquelle la question des violences de genre occupe une place centrale. Dans son prologue à l’édition française de Du Pain et des Roses, Andrea d’Atri, qui s’interroge sur les contours et les particularités de cette nouvelle vague féministe, part du postulat suivant : si la question des violences occupe une telle place dans les mouvements féministes actuels, c’est qu’il existe une contradiction fondamentale entre l’égalité en droit, devant la loi, acquise dans un certain de nombre de pays du globe (droit de vote, de travailler, obligation d’équité dans un certain nombre d’institutions, droit formel à disposer de son corps avec la possibilité de recourir à l’IVG, etc.) et de l’autre côté une inégalité profonde dans la réalité, dans la vie :

« La précarisation, pour les femmes, n’est pas seulement celle du travail, elle imprègne également tous les aspects de leur vie. L’exploitation sexuelle des femmes et des filles est devenue une industrie se comptant en milliards de dollars, même si une infime minorité défend la pratique de la prostitution comme travail librement choisi. Les femmes, bien que salariées, n’ont jamais pu se dissocier de la responsabilité patriarcale du travail reproductif qu’implique le travail domestique, avec ce qu’il contient de soins dispensés gratuitement.
C’est au cœur de cette contradiction que nous devons chercher les fondements de la nouvelle vague internationale du mouvement des femmes. »

C’est précisément pour cette raison que nous n’analysons pas les agressions sexistes et sexuelles ou les féminicides uniquement comme des gestes isolés, commis par un agresseur individuel, mais comme « le dernier maillon d’une longue chaîne de violences » dont sont victimes les femmes en tant que groupe social opprimé, mais aussi l’ensemble des personnes LGBTI, victimes du patriarcat et de ses violences en raison de leur genre, de leur orientation sexuelle, etc.

Analyser ces violences dans le cadre de la société tout entière et les comprendre comme un maillon du système capitaliste patriarcal ne conduit aucunement à en restreindre la portée ni à négliger la responsabilité individuelle des hommes qui se rendent bel et bien coupables d’agressions. Analyser la violence machiste et sexiste comme fait social structurellement inscrit dans l’organisation du système capitaliste permet de combattre le mal à la racine.

Alors, de quelles violences parle-t-on ?

Force est de constater qu’en dépit du fait que la question des violences de genre occupe une place toujours plus importante dans le débat public et dans l’agenda gouvernemental (Grenelle contre les violences conjugales, décompte des féminicides dans les médias, etc.), certaines formes de violences demeurent totalement occultées par l’État et ses institutions :

Les violences économiques (plus de 80% des emplois précaires sont occupés par des femmes), alors même que la précarité est souvent le premier motif qui empêche une femme de quitter un foyer où elle est victime de violences.

Les violences racistes et islamophobes qui touchent notamment les femmes musulmanes ou assimilées (l’agression de deux femmes voilées au pied de la tour Eiffel à la suite du meurtre de Samuel Paty et de l’appel à l’unité nationale par Macron a fait l’objet d’un black out total dans les médias dominants)

Les militantes féministes sont aussi régulièrement la cible de la répression policière comme en témoigne le sort qui a été réservé à la manifestation féministe de nuit le 7 mars dernier, fortement réprimée à Paris. Pour illustrer le caractère structurellement sexiste de la police, tout comme celui de la justice, il suffit de voir la façon dont réagissent ces institutions lorsqu’elles sont sollicitées pour des cas d’agressions sexistes ou sexuelles. Moins d’un quart des victimes de viol portent plainte, et seuls 2 % des cas aboutissent à des condamnations. Ces faibles taux s’expliquent aussi par la violence que constitue le déni policier ainsi que la remise en question de la parole des victimes. Ce traitement des victimes conduit à minimiser la gravité des faits, voire à les considérer comme en partie responsables de ce qui leur arrive. Porter plainte est souvent une épreuve traumatisante dont l’issue, du reste, demeure incertaine.

Globalement, on voit bien qu’il existe un double discours autour des violences sexistes et sexuelles, et que dans les faits, certaines violences sont moins « tolérées » par l’État et ses institutions que d’autres. Dans un article intitulé Les frontières de la violence sexuelle, le sociologue Eric Fassin montre comment le discours dominant sur la violence se construit autour d’une opposition entre « eux » et « nous », entre « leur violence » intolérable, celles des étrangers, des habitants des quartiers, et « la nôtre ». Le discours dominant s’organise en quelque sorte autour d’une ligne de démarcation implicite entre d’une part la violence « barbare » des pauvres et des immigrés et celle, prétendument distincte de la première, qui aurait lieu dans le cadre de la « civilisation » et de la modernité sexuelle. Pourtant, de nombreuses enquêtes sociologiques le montrent, les violences sexuelles sont loin de s’arrêter aux frontières des quartiers populaires et des pays du Sud. Alors que toute l’obséquiosité judiciaire, politique et médiatique est toujours de mise lorsque des plaintes touchent des personnalités publiques comme DSK, Polanski ou l’actuel ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, la violence « d’en bas », que le discours dominant aime à associer aux franges les plus pauvres et précaires de la population, à commencer par les migrants, fait à l’inverse l’objet de condamnations à l’emporte-pièce alimentant des fantasmes médiatico-politiques stigmatisants.

Le fait que ces violences, qui ont un lien étroit avec le sexisme structurel, soient le plus souvent passées sous silence a une double conséquence :

Cela conduit à nier le rôle structurel des violences patriarcales dans le système d’exploitation et d’oppression et participe au refus d’analyser plus généralement le système capitaliste comme structurant l’ensemble des rapports sociaux. Cela conduit également à refuser de voir que les femmes sont elles-mêmes scindées en classes antagoniques. Les violences sont pourtant plus nombreuses et plus fortes pour les femmes précaires, vivant dans les pays dits du Sud, plus pauvres et moins développés, ou issues de l’immigration en France. Le genre n’est pas une catégorie qui échappe aux rapports de classe.

Cela participe de préserver l’État, ses institutions et la classe capitaliste pourtant responsables d’un système qui agit comme un terreau fertile au développement et à l’accroissement des violences de genre. Maintenir l’analyse des violences sexistes sur le terrain borné du fait de société, voire du fait divers, pour mieux le dissimuler comme fait social, permet notamment d’entraver les initiatives qui cherchent à organiser politiquement le combat contre ce système et ses principaux agents.


Cet article a pour objectif de chercher à analyser plus profondément le « continuum » de violences qui existe entre la violence d’un État impérialiste et les violences patriarcales et de voir comment les revendications punitives et carcérales de certains mouvements féministes ont été absorbées et cooptées par l’Etat à des fins racistes, fémonationalistes. Ce sera l’objet de la première partie. La deuxième partie se concentrera sur un autre secteur du féminisme, qui a cherché à résister à cette cooptation par l’État, mais dont la stratégie se révèle impuissante, qu’on pourrait définir comme le féminisme post-moderne, courant auquel on se retrouve souvent confrontés, notamment dans le milieu militant universitaire de gauche. Enfin, et en guise de conclusion, on s’attardera sur notre programme et notre stratégie face aux violences de genre, afin de défendre un féminisme lutte des classes, celui que cherche à incarner le collectif féministe révolutionnaire Du Pain et des Roses – au sein d’un mouvement féministe en recomposition et au sein du mouvement ouvrier.

Fémonationalisme : un héritage impérialiste et colonial dans l’usage et le traitement des violences de genre par l’État

Dans son dernier ouvrage intitulé Une théorie féministe de la violence, Françoise Vergès pointe d’emblée le fait que « détacher la situation des femmes du contexte global de naturalisation de la violence perpétue une division à l’avantage du patriarcat et du capitalisme, car il s’agit alors d’identifier et de punir ’les hommes violents’, de naturaliser la violence de quelques-uns sans s’attaquer aux structures qui fabriquent des violences épouvantables ».

Rappelant comme nous l’avons fait en introduction de cet article que nous vivons dans un monde où les inégalités ne cessent de s’accroître, où les conditions de vie se dégradent toujours plus pour une majorité de la population tandis qu’une minorité concentre entre ses mains toujours plus de richesses, Françoise Vergès fonde son analyse de la violence patriarcale actuelle qui s’abat plus fortement sur les femmes précaires, migrantes ou habitant dans les pays du Sud, sur l’héritage colonial et impérialiste des États centraux. Comme Franz Fanon avant elle, elle rappelle a toutes fins utiles que le viol figure dans l’arsenal des armes employées par l’État pour annihiler celles et ceux qui luttent « pour la justice et la dignité ».

Dans la droite lignée des guerres coloniales menées par les pays impérialistes, les violences sexuelles continuent à être une arme de guerre utilisée par l’armée et la police dans la répression des révoltes et des mouvements sociaux. On peut notamment penser aux viols commis par les casques bleus de l’ONU au Congo, en Côte d’Ivoire, au Mali et au Soudan du Sud, et reconnus en 2016, ou encore à ceux commis par les soldats français dans le cadre de l’opération Sangaris en Centrafrique et ayant fait l’objet d’un non-lieu. On peut aussi songer aux viols commis sur des détenus par des agents de la CIA dans des prisons états-uniennes mais aussi aux victimes Chiliennes, arrêtées au cours du soulèvement qui a embrasé le pays et qui ont massivement dénoncé les sévices sexuels que leur ont infligé la police et l’armée : insultes sexistes et homophobes, menaces de viol, de mort, viol avec le canon d’une arme, etc., et ce à une large échelle.

Cette violence sexuelle comme arme de la bourgeoisie, qui n’est pratiquement jamais dénoncée et demeure totalement impunie, constitue le terreau d’une normalisation des violences institutionnelles et révèle surtout la contradiction fondamentale qui réside dans le fait que ce même État, ces mêmes agents de l’impérialisme, voudraient s’imposer comme les sauveurs et les émancipateurs des femmes lorsqu’elles sont victimes d’un autre type de violence.

Dans la tragique continuité des violences impérialistes commises par-delà les frontières nationales, les partis européens de droite (entre autres) et néolibéraux tentent d’intégrer les idéaux féministes dans des campagnes anti-immigrés et anti-Islam. Le concept de « fémonationalisme » développé par Sara Farris cherche à définir ce phénomène d’intégration et de cooptation, à des fins racistes, nationalistes et islamophobes, de certaines des revendications contre les violences et pour l’égalité de genre.

Dans son analyse de ce discours « fémonationaliste », Sara Farris s’attache à expliquer les phénomènes politico-économiques qui font que la question de l’égalité de genre est devenue une arme mobilisée contre l’immigration et l’Islam en particulier. Elle démontre que la main d’oeuvre constituée par les personnes issues de l’immigration est particulièrement genrée : si les hommes migrants jouent majoritairement le rôle « d’armée de réserve de travailleurs » au sens où Marx la définit, armée utilisée par le grand capital, qui organise la concurrence entre les travailleurs, comme une arme pour fragiliser les conditions du travail et abaisser le niveau général des salaires, les femmes migrantes sont quant à elles majoritairement employées dans des métiers du soin, de la reproduction sociale, toujours plus intégrées au marché du travail après des décennies d’attaques contre les services publiques (ménage, aide à la personne, nourrices, etc.). Cette division genrée du travail immigré sous-tend le discours fémonationaliste

« Les discours concernant l’intégration des migrants, qu’il s’agisse de ceux des partis nationalistes-xénophobes ou de ceux, plus traditionnels, diffusés par les médias, s’appuient sur une analyse genrée. Dans ces témoignages, ce sont les hommes, et non les femmes, qui créent des problèmes dans le processus d’intégration, et ce de plusieurs manières. Premièrement, les hommes sont perçus comme des obstacles réels à « l’intégration sociale et culturelle », représentant un danger culturel pour l’Europe entière. Même lorsque la femme voilée semble perçue comme un danger culturel, lorsqu’elle refuse d’enlever le hijab et donc de s’adapter aux normes culturelles sécularisées, elle est représentée comme le faisant non pas par choix personnel – puisque les musulmanes, dans ce cas, se voient refuser tout libre-arbitre – mais parce qu’elle est opprimée par les hommes. Deuxièmement, et sans doute plus important encore, les hommes et les femmes sont perçus de manière différente et souvent opposée quant à leur « intégration économique ». Les slogans xénophobes-nationalistes qui défendent le « travail pour les nationaux » devraient être lus comme : « le travail pour les hommes nationaux ». »

C’est avec une logique similaire que Françoise Vergès dénonce un féminisme prétendument « civilisateur » et occidental qui, sous couvert d’universalisme, cherche à assimiler et intégrer les femmes migrantes considérées comme objets et victimes d’une culture et d’une religion arriérées dont les hommes migrants seraient l’incarnation, en instrumentalisant certaines aspirations égalitaristes du mouvement féministe pour mieux renforcer son arsenal répressif et raciste.

Restauration bourgeoise et institutionnalisation des revendications féministes à des fins punitives, carcérales et racistes

Cette dynamique de cooptation et d’intégration de certaines revendications féministes qui deviennent fonctionnelles au capitalisme ne sont pas nouvelles.
La radicalité de la deuxième vague féministe qui émerge dans les années 70 à échelle mondiale, et qui s’incarne par une critique profonde et radicale des rapports qui existent entre capitalisme et patriarcat en interrogeant la hiérarchisation entre les sexes et sa dimension structurelle, arguant que « le privé est politique », va être balayée par l’offensive néolibérale à partir des années 80.

La deuxième vague féministe, née à la fin des années soixante, a été marquée par une forte radicalité, des mobilisations de rue et une critique du système dans son ensemble. Mais dans les décennies qui ont suivi, en corrélation avec les attaques néolibérales des années 80 et 90, le féminisme a peu à peu été institutionnalisé, prenant progressivement la forme de « l’ONG » essentiellement préoccupée par les transformations culturelles. Les femmes ont acquis des droits formels dans de nombreux pays durant cette période et, dans le même temps, le féminisme est devenu un code culturel, mis en avant dans les séries TV et les publicités mais au prix d’une dépolitisation de son combat et de la perte de toute la radicalité revendicative et critique qui a été la sienne.

De la critique du patriarcat comme composante structurelle du capitalisme et de la société inégalitaire entre exploiteurs et exploités, le féminisme a glissé vers la critique exclusive de l’inégalité des sexes. De la critique de la famille bourgeoise, unité économique du système capitaliste, normalisant les rapports entre les genres et la sexualité, il est passé à la revendication d’une simple reconnaissance des différents types de famille. De la critique de la norme hétérosexuelle, on est passé à la reconnaissance légale des orientations sexuelles et des genres.

En occultant totalement les inégalités sociales, le féminisme est passé du collectif à l’individuel, de la libération au choix, de l’émancipation (qui supposait la lutte pour une autre société) à l’obtention de plus de droits dans le cadre de ce système.

Cette intégration à l’agenda gouvernemental et institutionnel des revendications féministes a accompagné l’offensive idéologique et matérielle sans précédent menée contre la classe ouvrière depuis la disparition du bloc soviétique et du socialisme dit « réel ». La chute du mur de Berlin et la découverte des horreurs du stalinisme, qui a totalement dévoyé la lutte des travailleurs pour leur émancipation, sont utilisées par les classes dominantes pour disqualifier toute perspective vers le communisme, c’est-à-dire vers une société libérée des rapports sociaux d’oppression et d’exploitation, devenu synonyme de totalitarisme. C’est ce qui fera dire à Thatcher qu’il n’y a « pas d’alternative » au capitalisme.

Dans le même temps la bourgeoisie, qui a tiré en partie les leçons de la grande vague de lutte des classes qui a traversé le monde après mai 68 en France, va tenter de restructurer l’organisation du travail et d’opérer une division d’ampleur au sein de la classe ouvrière en disloquant les grandes unités de production qui concentraient jusque là de grandes armées de travailleurs. En tant que foyers de lutte, ces grandes usines vont être progressivement démantelées et réorganisées par un recours accru à la sous-traitance. Ces réorganisations structurelles vont également s’appuyer sur un arsenal idéologique qui justifie les oppressions racistes et sexistes pour alimenter la division de la classe ouvrière. Le capitalisme est restauré dans les pays du bloc de l’Est, le gouvernement états-unien appuie le coup d’Etat de Pinochet au Chili et les pays impérialistes comme la France jouent un rôle majeur dans l’instauration des dictatures militaires en Amérique latine.

Au cours de cette contre-révolution d’ampleur, rares sont les voies qui s’élèvent contre l’État et l’institutionnalisation croissante d’une part importante du mouvement féministe. Dans les années 70, les féministes françaises et notamment celles du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) avaient un débat aiguisé autour de la question des prisons et du recours aux institutions judiciaires et carcérales pour faire face aux violences de genre. Certaines d’entre elles dénonçaient « l’imposture qui consiste à faire croire que le respect des femmes se mesurera au nombre d’années de prison distribuées dans les procès » et s’attaquent à « l’illusion légaliste ». Nombre d’entre elles refusent alors que leurs revendications se jouent sur le terrain carcéral ou judiciaire.

Mais le débat sur la prostitution, qui prend de l’ampleur dans les années 80, viendra mettre un coup d’arrêt à cette volonté de ne pas être cooptées par les institutions d’État. Ce sont des courants féministes abolitionnistes qui fournissent à l’État les armes pour instaurer un féminisme d’Etat carcéral et répressif. Largement soutenu par le PS (Jospin, Royal...), ce féminisme institutionnel qui vise avant tout à criminaliser la prostitution, se trouve totalement intégré à l’État, qui instrumentalise des interrogations légitimes (sur les systèmes prostitutionnels, les réseaux de traites de femmes et d’enfants, la précarité extrême de ces secteurs de la population...) pour renforcer son arsenal judiciaire, carcéral et répressif. Les lois sur la prostitution sont systématiquement prétexte à la criminalisation des secteurs les plus exploités et opprimés de la société, et renforcent le discours raciste et xénophobe. La droite emboîte le pas au PS et à ses lois répressives : Au lieu de donner la possibilité et les moyens aux véritables victimes des réseaux de traites et des systèmes prostitutionnels – qui représentent des milliards d’euros de bénéfice – de s’en extraire, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur en 2002, va jusqu’à intégrer à un projet de loi sur la sécurité intérieure « des dispositions autorisant l’expulsion de prostituées étrangères coupables de racolage ».

En refusant de pointer la responsabilité de l’État dans la longue chaîne de violences dont sont victimes les femmes, un certain secteur du féminisme lui donne les armes, les arguments et les éléments de discours visant à renforcer son arsenal répressif. Et c’est cette tradition féministe, individualiste, libérale et punitive qui est aujourd’hui largement dominante et qu’il s’agit de combattre en premier lieu.

Offensive néolibérale et émergence de la pensée post-moderne

Un secteur important du féminisme, qui se concentre essentiellement sur des revendications d’égalité devant la loi et derrière un discours universaliste, est donc coopté et institutionnalisé par l’offensive néolibérale qui intègre certaines revendications démocratiques à son agenda au cours des années 80 pour mieux marginaliser celles et ceux qui ne correspondent pas à l’idéal universel impérialiste (c’est un féminisme blanc et bourgeois qui exclut les personnes les plus précaires, vivant dans des pays soumis à l’impérialisme, les personnes migrantes, etc).

Un petit secteur du féminisme – moins développé en France que dans les pays anglo-saxons – cherche à résister à cette institutionnalisation en développant un discours de la différence, par opposition au féminisme de l’égalité coopté par les démocraties bourgeoises. Mais ce féminisme de la différence est un féminisme essentialiste, naturalisant, qui exalte les « valeurs féminines », pourtant construites socialement, comme des qualités naturelles et biologiques. Si cette branche du féminisme a le mérite de chercher à résister à la cooptation d’État, elle va surtout se marginaliser, et ne cherche jamais à s’attaquer à la racine du pouvoir et des inégalités. Cette conception biologisante et coupée de toute analyse historique s’appuie essentiellement sur la fonction reproductrice des femmes et scinde la société en deux classes sexuelles. On peut trouver quelques analogies avec le féministe matérialiste français (Delphy) qui distingue dans la société deux classes sociales d’hommes et de femmes (différentes des classes sexuelles et biologiques des féministes nord-américaines de la différence) et analyse le patriarcat comme un mode de production et d’exploitation distinct du capitalisme.

C’est dans ce contexte d’offensive néolibérale et du passage d’une lutte pour l’émancipation collective à un individualisme exalté qu’émerge la pensée post-moderne qui, à l’inverse du féminisme de la différence nord-américain, pense le genre comme une construction sociale. La principale représentante de ce courant de pensée dans les études sur le genre est Judith Butler, mais ses élaborations s’appuient notamment sur le travail de Foucault en France. L’un des apports de Foucault est de distinguer les concepts d’État et de pouvoir, et d’affirmer « qu’il ne peut y avoir de société sans relations de pouvoir ». De ce postulat pourtant, Butler et les post-modernes vont conclure que c’est d’abord à ces « relations de pouvoir » qu’il faut s’en prendre, par la déconstruction de toutes les catégories de genre, de sexe, tous les discours qui construisent une norme, une identité (« je suis une femmes », « je suis hétérosexuelle »...) et qui sont par définition excluants. Pour Butler, toute fondation d’une identité normative porte en elle nécessairement l’exclusion de tout ce qui n’entre pas dans sa définition. Ce qui se trouve hors du champ établi par la norme se voit aussitôt sanctionné comme anormal, de telle sorte qu’on peut dire que toute identité normative, dès lors qu’elle tend à s’établir comme socialement dominante, conduit à contester à toute personne qui s’en tiendrait à l’écart, son droit à l’existence légitime. Ainsi par exemple la norme dominante qui considère le genre sous l’angle d’une binarité stricte homme-femme exclut-elle de facto les personnes qui ne se reconnaissent pas dans ces genres et tend-elle à devenir un instrument d’oppression. Pour le dire autrement, à chaque fois qu’un sujet se construit et s’affirme, il exclut tout ce qui ne correspond pas à sa norme. Ainsi, pour les post-modernes, l’enjeu est de déconstruire toutes les catégories d’analyse et de sans cesse réinventer des identités, jouer avec les codes et les normes pour mieux les déconstruire.

Au plan pratique, la conséquence du post-modernisme est de se concentrer sur chaque sujet, chaque individu, en mettant en avant les récits individuels et subjectifs qui ne peuvent pas avoir de prétention universelle ou de représentation collective. Cela a aussi pour conséquences de faire de chaque individu le vecteur potentiel d’un « pouvoir diffus ».

Le philosophe marxiste Daniel Bensaid parle d’un émiettement des luttes :
« À pluraliser indéfiniment les conflits, à nier tout mode de régulation globale et toute cohérence du rapport social, à renoncer au vecteur d’universalisation susceptible, dans un mode de production donné, d’articuler les différentes contradictions, la quête du concret est sans limites. À chaque conflit, ses spécificités. Emportés dans le tourbillon des intérêts fragmentaires, les individus eux-mêmes sont condamnés à une solitude désolée de monades sans fenêtres. Ce morcellement identitaire généralisé est l’ultime avatar du fétichisme de la marchandise. Il ne reste, au terme du processus, que l’autisme social de l’unique sans qualité et les singularités abstraites d’un individualisme sans individuation. Le discours postmoderne renonce ainsi à toute pensée critique du social et dissout le capital dans un réseau pluriel, indifférencié, de relations et d’institutions. »

La déconstruction comme but en soi dans la lutte contre les violences : une impasse stratégique

Dans sa polémique avec Foucault, Bensaid pointe une limite de la pensée post-moderne. En plus d’amener à un morcellement des luttes et une pluralité infinie de sujets et d’individus, en renonçant à toute forme d’émancipation collective (sous l’influence notamment de l’offensive néolibérale et de l’exaltation de l’individualisme), la pensée post-moderne refuse de pointer les outils et appareils de domination spécifiques à une époque. Il écrit à ce propos :
« Nous sommes redevables à Foucault d’une distinction essentielle entre État et pouvoir. En 1975, nous écrivions ainsi sous son influence que l’État est à briser, et le pouvoir à défaire. Ceci ne dit pourtant rien sur la place spécifique de l’État dans les dispositifs et les effets de pouvoir. Il devient alors possible de dissoudre le pouvoir dans les relations de pouvoir, la stratégie révolutionnaire dans la somme des résistances moléculaires. S’il est vrai, comme l’affirme Foucault, « qu’il ne peut y avoir de société sans relations de pouvoir », qu’en est-il de l’État comme forme historique spécifique de domination, dès lors que lui-même reconnaît que ces relations finissent bien par « s’organiser en une espèce de figure globale » ou en « un enchevêtrement de relations de pouvoir qui, au total, rend possible la domination d’une classe sociale sur une autre ». Autrement dit : la question de l’État est-elle soluble dans la dissémination des pouvoirs ? »

Car si la pensée post-moderne a été un apport certain pour analyser la façon dont chaque individu est traversé par des relations de domination, de soumission et d’oppression, elle se concentre uniquement sur cette échelle individuelle et ne réfléchit jamais à une façon d’éliminer radicalement et collectivement le pouvoir dans son incarnation la plus brutale et délaisse les structures sociales du racisme, du colonialisme, du patriarcat, comprises comme systémiques.

C’est ce que décrit Bell Hooks, figure du black feminism :

« Avec le temps, le slogan « Le personnel est politique » (qui était d’abord utilisé pour souligner que la réalité quotidienne des femmes est influencée et modelée par la structure sociale et quelle est donc nécessairement politique) a fini par encourager les femmes à penser que l’expérience de la discrimination, de l’exploitation ou de l’oppression impliquait automatiquement une compréhension des mécanismes idéologiques et institutionnels qui encadrent les statuts sociaux. […] Elles ont été incitées à se focaliser sur le fait de donner une voix à l’expérience individuelle. Tout comme les révolutionnaires qui œuvrent à changer le destin des personnes colonisées partout dans le monde, il est nécessaire que les militantes féministes soulignent le fait que la capacité à voir et à décrire des réalités individuelles est une étape importante dans le long processus d’autoguérison, mais que c’est seulement un point de départ. »

Cette réflexion la rapproche d’une phrase du marxiste Ernest Mandel qui disait, à propos de la spontanéité et de la conscience de classe :
« Mais pas plus qu’on ne peut accéder à la science médicale parce qu’on se révolte contre la douleur physique, pas plus ne peut-on accéder instinctivement à la science sociale parce qu’on se révolte contre l’injustice sociale. La science du communisme moderne, faite d’analyse historique, économique et sociale des origines et du développement de la division de la société en classes, et des préconditions matérielles pour le rétablissement d’une société communautaire, ne s’acquiert qu’à travers l’éducation et l’étude. »

Cette science, cette stratégie, ce programme, ce n’est pas à chaque femme victime de violence de la porter individuellement. C’est aux organisations féministes et politiques, et c’est le propos d’Andrea d’Atri lorsqu’elle écrit :
« Une victime d’agression ou de violence sexuelle doit être accompagnée et conseillée sur le fait de comment, où et quand exprimer sa souffrance et sur la manière d’obtenir justice.
On n’exige pas d’une victime qu’elle construise, en partant de sa douleur, la stratégie d’un mouvement social et politique. Cette responsabilité repose sur les courants féministes, et c’est sur ce terrain que l’on peut se permettre de poser les questions embarrassantes. »

La place des revendications démocratiques dans notre tradition politique

La tradition politique de Révolution Permanente-Du Pain et des Roses n’est pas ouvriériste, au sens où seul le combat de la classe ouvrière en son sens le plus strict serait digne d’être mené, mais se préoccupe au contraire des questions d’oppression et tout particulièrement de l’oppression de genre qui concerne au moins une personne sur deux dans le monde. La tradition marxiste à laquelle nous appartenons n’établit pas de hiérarchie morale entre exploités et opprimés, et notre féminisme ne vise pas à s’adresser uniquement aux femmes de la classe ouvrière. On accorde une importance particulière aux revendications démocratiques dans notre programme de lutte, comme le droit à disposer de son corps, l’accès à l’IVG, la lutte contre les oppressions et leurs manifestations en général. Penser que ces questions sont secondaires et/ou qu’elles se résoudront comme par magie après la révolution socialiste est une déviation ouvriériste que l’on combat. Le révolutionnaire russe Léon Trotsky accordait une place centrale au questions culturelles, avant et après la prise du pouvoir par la classe ouvrière en Russie.

Mais on se délimite également des courants qui pensent que toute lutte démocratique (chaque mobilisation de femmes par exemple) est en soi une lutte anti-capitaliste. On l’a vu, un programme et une lutte qui se centrent uniquement sur des revendications démocratiques peuvent être cooptés, ajoutés à l’agenda néolibéral et renforcer les pouvoirs punitifs de l’État. C’est cette dynamique qui a conduit les féministes de l’égalité à abandonner toute lutte politique.

Femmes et personnes LGBTI, travailleuses, étudiantes, migrantes, jeunes et précaires doivent s’organiser pour la conquête de leurs droits, en rupture avec l’idée que dans le cadre de ce système capitaliste, les femmes peuvent conquérir de manière progressive et continue de nouveaux droits, mais également en opposition avec l’idée de que cette « égalité » serait le maximum de ce à quoi on peut aspirer. Pour cela, il est nécessaire de s’organiser de façon indépendante de l’État capitaliste et ses institutions.

Notre programme et notre stratégie sont fondés sur une analyse matérialiste de l’articulation entre production capitaliste et reproduction, et les conquêtes des femmes seront forcément partielles si les bases matérielles qui renforcent leur oppression ne sont pas attaquées en leur cœur. C’est aussi de cette analyse de la société, divisée en classes sociales antagoniques et irréconciliables qu’on détermine le sujet social en capacité de porter notre programme, c’est-à-dire la classe ouvrière organisée.

L’hégémonie ouvrière : le sujet en capacité de porter ce programme

Depuis la restauration bourgeoise et l’offensive néolibérale, la classe ouvrière n’a jamais été aussi fragmentée mais, paradoxalement, elle n’a jamais été aussi massive. Contrairement à un mouvement ouvrier relativement homogène et qui a construit des alliances avec des secteurs opprimés en dehors de la classe ouvrière jusqu’aux années 60, la classe ouvrière aujourd’hui intègre un nombre toujours croissants de femmes, de migrants, elle s’est étendue géographiquement et est beaucoup plus hétérogène. Notre camarade argentin Juan Dal Maso identifie dans cet article la nécessité de repenser aujourd’hui une politique hégémonique et l’articulation entre mouvement ouvrier et mouvements sociaux. Il écrit à ce propos :

« Cette coexistence d’une extension de l’appartenance à la classe ouvrière et de multiples formes d’identification rend plus poreuses les relations entre les revendications de classe et celles des autres mouvements de lutte contre les oppressions. Ainsi, lorsque nous défendons les revendications du mouvement des femmes, par exemple, nous défendons aussi les revendications de la classe ouvrière, car les femmes représentent environ 40 % de la population salariée. Le défi consiste à rendre cette relation explicite et surtout, à articuler une politique stratégique qui cherche à unir le mouvement des femmes et le mouvement ouvrier, en allant au-delà de la logique de revendications séparées qui ne remettent pas en question le capitalisme comme système global. »

Il y a donc un enjeu à lutter à la fois contre les oppressions au sein de la classe ouvrière, pour lutter contre ce que le capitalisme a historiquement divisé et reconstruire une unité et une conscience de classe. Mais il faut aussi tisser des alliances concrètes avec les mouvements sociaux. Dal Maso synthétise ainsi les enjeux politiques :

« Du point de vue de la pratique politique, la synthèse serait de lutter au sein des mouvements sociaux pour l’union avec la classe ouvrière, en s’opposant à la logique de la division des revendications, et de lutter dans les syndicats pour un programme qui intègre les revendications des autres mouvements, en rupture avec le corporatisme syndical. Cette politique ne doit pas nécessairement être celle de l’ensemble de la classe, mais pourrait au contraire commencer à se matérialiser à partir d’un secteur actif. »

En ce qui nous concerne, il y a donc un intérêt majeur à ce que notre programme de lutte, qui articule revendications démocratiques et remise en cause profonde du système capitaliste, soit porté par des figures ouvrières, des tribuns du peuple, dans les secteurs-clés de la classe ouvrière. Y compris par nos camarades hommes, dirigeants ouvriers, qui sont des alliés dans la lutte contre le système capitaliste patriarcal et qu’il faut gagner au programme démocratique en bataille contre les bureaucraties syndicales. Il nous faut intervenir dans le même temps au sein du mouvement féministe en pleine recomposition, pour chercher à créer des ponts entre la lutte des opprimés pour leur émancipation et le mouvement ouvrier organisé.

« Si l’on considère l’hégémonie comme une capacité de direction qui se construit autant en portant les revendications des autres secteurs qu’en luttant de manière décisive pour ses propres revendications, une politique révolutionnaire a besoin de la combinaison des différents potentiels hégémoniques internes à la classe, de l’articulation des revendications de classe et de celles des mouvements sociaux, et de la convergence entre luttes sociales et politiques. »

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