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"El Turco" Sobrado (1951-2023), combattant de la révolution

Claude Piperno

"El Turco" Sobrado (1951-2023), combattant de la révolution

Claude Piperno

Jorge « el Turco » Sobrado, militant du Parti des travailleurs socialistes d’Argentine nous a quittés. Il s’est éteint à l’âge de 72 ans à La Plata, mardi 28 février. Il avait croisé la révolution à la fin des années 1960 et n’avait cessé, depuis, de défendre le drapeau de la classe ouvrière et du trotskysme. Malgré la répression, la torture, jamais il n’a renoncé au combat pour la révolution mondiale.

[Crédits, Enfoque Rojo]

Né à Buenos Aires en 1951 dans une famille plutôt conservatrice, il milite, dans un premier temps, au sein de l’Action catholique. Mais l’influence de la révolution cubaine, le vent des années 1968 dans le monde et les événements qui secouent l’Argentine en 1969 finissent par décider Jorge à aller chercher du côté des organisations révolutionnaires les armes pour combattre les injustices et l’exploitation. Sobrado veut de l’action. Le « Cordobazo », l’insurrection ouvrière et populaire qui a embrasé la seconde ville du pays, en mai 1969, est passé par là. La dictature du général Onganía est tombée mais ce dernier a été remplacé par d’autres généraux qui ont néanmoins dû se résoudre à ramener Perón au pouvoir car la situation est grave. Les militaires l’ont renversé en 1955, lors d’un coup d’État qui a compté sur la complicité bienveillante de la Maison blanche et le soutien actif du patronat. Mais au début des années 1970 l’armée, la bourgeoisie argentine et les multinationales n’ont guère d’autre choix. Ils n’ont plus que la carte du retour de Perón à jouer pour tenter de rétablir l’ordre et la stabilité face à la poussée impétueuses des luttes sociales, en raison du lien extrêmement fort que le péronisme continue à entretenir, à travers l’appareil syndical, avec le mouvement ouvrier et populaire.

Un moment tenté par les groupes armés péronistes bien décidés à hâter la fin du régime militaire qui est encore en place en place, Sobrado sympathise avec le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT El Combatiente), la principale organisation politico-militaire marxiste, alors section du Secrétariat unifié de la Quatrième internationale. Mais ce sont finalement les militants du courant de Nahuel Moreno, qui deviendra en 1973 Parti socialiste des travailleurs (PST), qui le gagnent au militantisme politique actif, au trotskysme et à la perspective de la révolution. Celui qui le recrute, en 1972, est Eduardo « el Cabezón » Villabrille, cadre important du morénisme qui sera assassiné par la dictature de Videla, en 1977. Lors de leurs rendez-vous de discussion, il lui donne raison sur tout, avec un seul bémol, et non des moindres : « absolument d’accord avec toi, Jorge, il faut foutre en l’air ce système de merde. Les militaires, les réacs [los gorilas], l’impérialisme mais aussi la bourgeoisie argentine. Mais on ne pourra pas le faire à quelques centaines ou quelques milliers, depuis le maquis dans les collines de Tucumán ou avec la guérilla urbaine. Ce sera en faisant un Cordobazo généralisé à tout le pays, avec la classe ouvrière, avec la grève générale, avec l’insurrection armée urbaine et, par conséquent, y compris contre la direction justicialiste [péroniste] qui veut nous mener dans le mur ».

Jorge, qui n’est pas encore « el Turco », a alors vingt-deux ans quand il embrasse la cause du trotskysme et de la révolution argentine, latino-américaine et mondiale, pour laquelle il luttera toute sa vie durant. C’est l’époque d’un militantisme effréné au sein des organisations de jeunesse qui gravitent autour du PST, en direction des lycées, à l’université, mais aussi et surtout des usines de la capitale et de sa grande banlieue qui sont au cœur du processus de contestation de la politique de Perón. Ce dernier a certes été massivement élu en septembre 1973, avec près de 62% des voix dès le premier tour, mais son gouvernement commence à être remis en cause par sa propre base. Compte-tenu de ses capacités extraordinaires à vendre le journal du parti, Avanzada socialista, « parfois trente ou quarante en moins d’une heure, le samedi soir, en plein centre de la capitale », quand « tenir la rue » est absolument central face à la police et aux courants péronistes de gauche, alors largement majoritaires dans la jeunesse et les secteurs combatifs du mouvement ouvriers, Sobrado gagne son surnom de « el Turco ». Une référence ironique, en argot argentin, aux capacités commerciales des immigrés syro-libanais du début du XXème siècle dans le pays. Ce sont également les années de militantisme à contre-courant, puis semi-clandestin et clandestin, à partir de 1974-1975, en raison de la répression des commandos péronistes d’extrême droite et de la bureaucratie syndicale. Ces derniers opèrent en étroite collaboration avec l’appareil policier et sécuritaire ainsi que le patronat, qui élabore et communique des listes noires de cibles à liquider. C’est toute la gauche radicale et révolutionnaire qui est visée, tant les péronistes de gauche que les communistes, les guévaristes ou les trotskystes, et ce alors que Perón puis sa veuve sont au pouvoir. Le PST subit plusieurs attentats contre ses locaux et certains de ses militants et dirigeants sont assassinés, à l’instar, entre autres, d’Oscar Meza, Toni Moses et Mario Zida, exécutés à Pacheco, en banlieue Nord, le 29 mai 1974, ou encore de César Robles, responsable du travail du parti à Córdoba, enlevé après une réunion de direction du PST à Buenos Aires, le 3 novembre de la même année [1].

En novembre 1975, quelques mois après la grande grève générale qui a profondément secoué le pays et affaibli le gouvernement d’Isabel Martínez, la veuve de Perón, décédé en juillet 1974, la direction du parti propose à Sobrado d’aller renforcer le travail étudiant et ouvrier à Córdoba. Il s’agit d’une importante fédération du PST, centrale compte tenu de la tradition combative de la ville et de l’importance de son tissu industriel. C’est à Córdoba que Sobrado est séquestré par un commando paramilitaire, le 30 mai 1976. Deux mois auparavant, le 24 mars, les militaires, à nouveau avec la bénédiction de Washington, la complicité des gouvernement européens et le soutien de la bourgeoisie et des multinationales, ont décidé de se débarrasser du gouvernement de la veuve de Perón, jugée incapable de mettre fin à l’intense processus de contestation de l’ordre établi qui a commencé en 1969, dont l’un des points d’orgue et la grève générale de juin-juillet 1975 et auquel le justicialisme, rappelé au pouvoir en 1973, n’a pas pu mettre un terme. La dictature de Videla et de ses acolytes va diriger le pays d’une main de fer, jusqu’en 1983.

A la différence 30.000 « disparus » assassinés par la dictature, dans leur grande majorité activistes politiques, syndicalistes, ouvrières et ouvriers combatifs, « el Turco » va réchapper à l’enfer [2]. Après cinq semaines de disparition, au cours desquelles les autorités militaires nient le fait même qu’il ait été arrêté, il finit par être transféré dans une prison de laquelle il sera libéré au bout de dix mois, le 8 juin 1977. Entretemps, au cours des cinq semaines passées dans le Centre détention clandestin de Campo de la Rivera au sein duquel vont transiter près de 4000 militants et militantes, entre 1975 et 1978, Sobrado est sauvagement torturé. Il a alors vingt-six ans. Il est roué de coups, ses bourreaux lui cassent toute sa dentition et on lui administre systématiquement, lors des interrogatoires, des décharges d’électricité. C’est la méthode que les militaires argentins ont appris de leurs collègues français, mise en place pendant la guerre de contre-insurrection en Indochine (1946-1954) et en Algérie (1954-1962).

Après sa libération, malgré la surveillance constante dont il fait l’objet, Sobrado reprend du service au sein des structures clandestines que le morénisme maintient en activité. Alors que la dictature commence à vaciller, il fait partie de la génération militante qui fonde, en 1982, le Mouvement vers le socialisme (MAS) dans le sillage du PST. Dans les années 1980, le MAS est l’une des plus importantes organisations trotskystes à échelle internationale, fer de lance du courant moréniste et dont est issu, en 1988, le PTS. Au sein du MAS, Sobrado milite sur le front syndical et ouvrier. Après la grande crise économique, politique et sociale qui secoue l’Argentine et débouche sur l’explosion de décembre 2001, Sobrado est particulièrement impacté par le travail du PTS au sein du mouvement des usines récupérées, sous autogestion ouvrière directe, notamment à Zanon et à Brukman. C’est en 2004 qu’il se décide finalement de rejoindre notre organisation sœur en Argentine.

« El Turco » prend alors en charge un intense travail politique, fort de son bagage « setentista », ces « années soixante-huit à l’Argentine », dont il a à cœur la transmission. Nombreux sont les jeunes militantes et militants formés à « son école », non pas celle de la « victime de la dictature » mais du « combattant qui a participé au dernier processus révolutionnaire ». Il n’a de cesse d’être actif, d’abord sur le front syndical et des luttes, à Córdoba, mais également et surtout dans la banlieue Nord de la capitale, en direction des usines qui sont à la pointe de la contestation ouvrière sous les gouvernements de centre-gauche de Néstor et Cristina Kirchner. C’est là que l’on trouve les principaux bastions d’un « syndicalisme de base » [sindicalismo de base] lutte de classe et combatif, opposé à la bureaucratie syndicale péroniste. Sobrado est de tous les conflits, qu’il s’agisse de la sous-traitance automobile (Lear et Fate), de l’industrie agro-alimentaire (Kraft et Pepsico) ou graphique (ex-Donneley/Madygraf). Sur le front du combat contre l’impunité des militaires et de leurs complices patronaux, responsables du génocide de toute une génération militante pendant la dictature 1976-1983, Sobrado multiplie les interventions et les conférences, dans le cadre du CeProDh et en lien avec les procédures judiciaires qui sont réouvertes à partir de 2003. Il est ainsi partie prenante des procès visant les responsables du Centre de détention clandestin de La Perla, à Córdoba, l’un des plus important du pays où ont été sauvagement torturés et tués 716 militantes et militants, ainsi que contre les responsables du Centre de torture de Campo de Rivera, toujours à Córdoba, dans lequel il a transité.

Les militaires argentins ont tenté de faire disparaître, littéralement, toute une tradition de luttes et de combat pour la révolution, en assassinant 30.000 activistes, ouvriers et ouvrières, syndicalistes et opposants. Celles et ceux qui, à l’instar de « el Turco », ont survécu et ont eu l’entêtement de continuer à militer, au cours des décennies suivantes, représentent un fil de continuité historique que les génocidaires n’ont pas pu briser, une « passion » dont nous avons tant à apprendre. Une « passion contagieuse », « une passion pleine d’impatience révolutionnaire », comme la définit son ami et camarade Eduardo Castilla, qui a longtemps milité à ses côtés. « C’est dans cette impatience révolutionnaire, se souvient Castilla dans l’hommage qu’il lui rend, qu’était la plus grande vertu du "Turco". Il vivait dans un état d’enthousiasme permanent, contagieux, ou qui s’imposait aux autres. Comment dire "non" à un type comme lui qui portait sur ses épaules un tel poids de l’histoire ? Dans cette impatience, il y avait une source puissante de moral militant pour affronter les défis du quotidien. "El Turco" était un optimiste permanent. Mais pas un imbécile, qui "fait confiance" aux événements dont la flèche irait inexorablement vers la gauche. C’était passionné de la volonté politique, de l’action, convaincu qu’il ne fallait pas juste attendre les "circonstances favorables". Cette passion impatiente était également, peut-être, sa plus grande faiblesse. "El Turco" ne savait pas attendre. Il ne supportait pas ce qu’il considérait des "retards" ou du "temps perdu", ce qui était souvent chez lui source de frustration et de colère. Dans son optimisme permanent, il en oubliait parfois que les circonstances existent et ne peuvent être surmontées par la seule force de la volonté. Aussi puissante soit-elle. Aujourd’hui, il nous a quittés, brusquement, sans même qu’on ait le temps de lui dire adieu. Sans avoir le temps de le remercier pour ces années au cours desquelles il nous a mené la vie dure avec son impatience passionnée. Parce que, même avec ses défauts, il nous a appris que le temps des révolutionnaires est trop précieux pour être gaspillé. (…) Parce que l’histoire n’attend pas. Et la lutte des classes non plus. Et quand les grandes batailles arrivent, il faut être prêt ».

A notre tour de lui rendre hommage. En tant que Révolution Permanente nous présentons toutes nos condoléances à ses proches, à ses camarades de combat, du Parti des travailleurs socialistes et, plus largement, du Front de gauche et des travailleurs – Unité (FIT-U) qui lui ont rendu un dernier hommage, ce mercredi, à La Plata. ¡ Jorge « el Turco » Sobrado, hasta el socialismo siempre !

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Quelques semaines auparavant, les 3 et 5 novembre, ce sont huit militantes et militants du PST de La Plata, la seconde fédération du parti, qui sont séquestrés et fusillés par un commando de l’Alliance Anticommuniste Argentine

[2Selon les calculs élaborés par le cabinet d’avocats lié au PST en charge du suivi des militantes et militants séquestrés, emprisonnés et disparus, en sus des quelque 100 activistes assassinés par la dictature, 150 vont passer, entre 1975 et 1978, dans un centre de détention clandestin et seront, par la suite, libérés. Parmi eux, « el Turco »
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