[Ne plus se taire]

Discrétion, parole de femmes et cri : à propos de Faïza Guène

Fabienne Malika

Discrétion, parole de femmes et cri : à propos de Faïza Guène

Fabienne Malika

Nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux, nous, les « enfants issus de l’immigration », à ressentir l’urgence de témoigner. Le déferlement de caricatures, de mensonges, de discrimination au travail, au logement, aux loisirs, de violences policières, de haine, d’islamophobie et de racisme, venant des politiques et relayé avec complaisance par les médias, nous impose un sursaut vital !

[Ill. Baya (1931-1998), "Musique" (1974), Institut du Monde Arabe, Paris]

Kaoutar Harchi, dans Comme nous existons, Alice Zeniter, dans L’Art de perdre, ou encore Kaouther Adimi dans Nos richesses sont les dignes représentantes de cette génération qui ne veut plus se taire. C’est aussi ce que nous livre Faïza Guène dans La Discrétion.

Des premiers Kabyles venus creuser le métro parisien au début du vingtième siècle aux ouvriers de l’automobile et du bâtiment des années 1960 et 1970 (combien de morts au travail ?), des assistantes de vie auprès des personnes âgées aux mères de famille inquiètes et valeureuses des cités, toutes et tous ont été assignés au silence. Pour vivre et pour beaucoup, survivre chez l’ex-colonisateur, il a fallu se faire tout petit, raser les murs, être invisible et humble, en d’autres termes, « ne pas la ramener ».

Nos parents et grands-parents ont-ils été mieux acceptés pour autant par cet État raciste ?

Non bien sûr ! Et bien c’est fini maintenant ! Pour reprendre Virginie Despentes, « On se lève et on cause ! ».

C’est ce qu’à choisi de faire Faiza Guène dans son magnifique dernier roman, La Discrétion, sorti en 2019 et publié en poche en 2021.

Parce que « la colère, même enfouie, ne disparaît pas. La colère se transmet, l’air de rien », dit-elle. Hannah a hérité de cette colère. De cette colère va naître le récit de la vie de Yamina, sa mère, car ce livre est dédié à « sa mère et à toutes nos mères ». Yamina, en effet, « est née dans un cri alors pourquoi choisir de mener une existence silencieuse ? ».

C’est pourtant ce que va faire la « discrète » Yamina. Alors, c’est avec la parole de sa fille, Hannah, que l’on va découvrir la richesse de cette destinée broyée dès la naissance par le colonialisme puis par l’exil.

Née dans l’ouest algérien, l’enfance de Yamina s’est brutalement terminée par l’irruption de soldats français dans la maison familiale. Mariée tardivement, elle va débarquer à Aubervilliers pour rejoindre Brahim, « travailleur immigré » des mines puis des chantiers qui vient juste de trouver le moyen d’échapper aux café-hôtels, aux baraquements du bidonville de Nanterre pour installer sa femme dans un deux-pièces humide.

Mais Yamina « n’a jamais vu un ciel si gris, des nuages si lourds ». La seule chose qu’elle connaît de la France, c’est le nom de son président, Mitterrand, et elle sait qu’il était partisan de l’Algérie française : « ce n’est donc pas un ami ». Malgré la douceur de son mari Brahim, qu’elle va apprendre à aimer, elle veut rentrer en Algérie.

Mais très vite, chez elle, « c’est l’endroit où se trouvent ses gosses », trois filles et un garçon. Même si les chaînes d’info la rendent malade, que « dire qui on est devient trop risqué », qu’à chaque fait divers ou acte de violence savamment sélectionné par les médias, toute la famille murmure tout bas « faites que ce ne soit pas un arabe qui a fait le coup ! » Même si, malgré la colère d’Hannah, Yamina conseille à ses enfants, pourtant français, de se comporter en éternels invités. Leur présence dans ce pays, de génération en génération est « une greffe d’organe qui ne prend pas ».

Mais les enfants se dépatouillent tant bien que mal entre déni, résignation, colère : Hannah décrit avec beaucoup de subtilité comment Imane, Malika et Omar, chacun à leur façon, ont réussi à se fondre dans le décor.

Parce que la vie est là, comme pour tout le monde avec ses joies, ses petits plaisirs. Avec, envers et contre tout - on songera à la scène de la préfecture, emblématique des petites humiliations quotidiennes que Yamina a choisi d’ignorer, mais pas sa fille - cette incroyable capacité à garder la tête haute et à savourer les bons moments : la tchatche du camelot sur le marché de la mairie d’Aubervilliers, des étés à Oran jusqu’à de « vraies vacances » en Charente où Yamina découvre les plaisirs du bain soutenue par ses enfants.

Pour dire tout cela, Faïza Guene a réussi l’exploit de trouver des mots justes, avec ce style inimitable qui nous émerveille depuis Kiffe kiffe demain, son premier roman, sorti en 2004. Ces mots continuent à résonner en nous bien après avoir refermé ce roman pour décrire ; tout en faisant rire, et c’est là le tour-de-force, la multitude de pensées obscures, de déchirements, de sentiments d’humiliation qui traversent un jour ou l’autre chaque enfant « issu de l’immigration ».

Oui, ce récit nous déchire mais nous fait rire aussi tant le visage du racisme est ridicule et absurde. Mais rire aux larmes parfois…Et puis cette phrase de James Baldwin que Faïza Guene a décidé de placer en exergue de La Discrétion et qui aurait pu être écrite par Yamina : « Il faut beaucoup de souplesse spirituelle pour ne pas haïr celui qui vous hait et dont le pied écrase votre nuque, et ne pas apprendre à vos enfants à le haïr exige une sensibilité et une charité encore plus miraculeuse ».

Un merveilleux roman à lire et à faire tourner

Faïza Guène, La Discrétion (2019), Paris, Gallimard-Livre de poche, 2021, 226p., 7 euros 10

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