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États-Unis

Discours au Congrès : les promesses de Biden et la tentative de restaurer l’hégémonie américaine en déclin

Mercredi soir, pour son premier discours devant le Congrès en tant que président des Etats-Unis, Joe Biden a voulu jouer la carte du populisme et de la radicalité. Multipliant les promesses visant à conquérir les secteurs les plus défavorisés de la société américaine tout en mettant au premier plan la défense des intérêts des Etats-Unis au niveau international, les plans et les priorités qu'il a présentés montrent que l'administration Biden veut donner l’image d’une rupture avec les approches néolibérales traditionnelles. Un écran de fumée visant à réaffirmer le statut de la première puissance impérialiste mondiale pour sortir le pays des crises politiques, économiques et sociales actuelles.

Tristane Chalaise

30 avril 2021

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Adaptation sur la base de l’article paru sur Left Voice

A la veille de l’anniversaire de ses 100 jours à la Maison Blanche, M. Biden a dévoilé les derniers éléments du plan d’action en trois volets de son administration, centré sur deux objectifs : reconstruire les États-Unis à la suite de la pandémie et de la crise économique qui s’en est suivie, et poursuivre le projet de restauration de l’hégémonie américaine après la crise de 2008. Comparé ad nauseam au New Deal de Roosevelt, le projet de « rebâtir l’Amérique, en mieux » en revenant à une forme de keynesianisme (mesures pour l’emploi, de protection sociale et environnementales) ne vise pas uniquement à reconstruire l’économie nationale. Ces propositions sont également une tentative de rétablir la légitimité de l’État américain sur la scène internationale, en tant que "leader du monde libre" et de prouver que la "démocratie" capitaliste américaine est capable d’assurer la stabilité tant à l’échelle nationale qu’internationale.

S’adresser aux exclus du « rêve américain » pour se poser en sauveur de l’Amérique et contenir la colère sociale

Déployant un discours populiste, Biden a choisi de mettre en scène le mythe d’un gouvernement prenant désormais soin des gens, en rupture avec la logique néolibérale qui impose la domination totale des marchés sur tous les aspects de la vie. Il est ainsi revenu sur les différents plans mis en place depuis le début de son mandat.

Le plan « pour les Familles Américaines », doté de 1 800 milliards de dollars, élargirait ainsi l’accès à l’éducation, grâce à la gratuité des frais d’inscription dans les « community college » (centres de formation universitaire sur deux ans) et à la généralisation de l’école maternelle, tout en finançant les services de garde d’enfants et en accordant des crédits d’impôt aux parents. Il mettrait aussi en place un congé parental rémunéré à l’échelle nationale, mais de manière progressive sur dix ans.

De fait, ces dispositions montrent à quel point les programmes sociaux des États-Unis sont limités et sous-financés depuis des décennies. La pandémie n’a fait que mettre en lumière le bilan de ces politiques : sans accès fiable aux services de garde d’enfants, des dizaines de millions de personnes - la majorité d’entre elles étant des femmes, en particulier des femmes de couleur - ont été contraintes de quitter leur emploi pour s’occuper des membres de leur famille. Or, l’accélération du rythme auquel les parents sont contraint de cesser de travailler ronge les profits capitalistes ; comme l’indique explicitement la fiche d’information du plan American Families, la garde d’enfants "coûte à l’économie américaine 57 milliards de dollars par an en pertes de revenus, de productivité et de recettes... le manque d’options de congés payés coûte aux travailleurs 22,5 milliards de dollars chaque année en pertes de salaire". Le calcul est donc relativement simple, et reste circonscrit à une logique purement capitaliste : dépenser plus d’argent maintenant pour donner aux enfants un endroit où aller afin que leurs parents puissent continuer à participer activement à l’économie, que ce soit en tant que travailleurs ou en tant que consommateurs.

Une logique similaire a été exposée mercredi soir dans les arguments de M. Biden en faveur de l’adoption du « Plan pour l’Emploi ». Renouvelant la promesse d’une revalorisation du SMIC à 15 dollars de l’heure (contre 11,8 dollars en moyenne), M. Biden a aussi présenté son plan pour lutter contre des taux de chômage qui ont doublé depuis le début de la crise sanitaire. Le projet de loi sur les infrastructures promet de créer des millions de nouveaux emplois dans des régions du pays dévastées par des décennies de néolibéralisme, avec la construction de routes, de ponts et d’écoles, mais permettant aussi un accès à l’eau potable pour les communautés qui en sont aujourd’hui dépourvues.

Si ce plan répond à un « véritable besoin » des États-Unis, comme l’a affirmé M. Biden lors de sa première présentation au moins de mars, il ne s’agit pas de répondre aux difficultés des travailleuses et travailleurs américains qui ont vu leurs conditions de vie se dégrader avec la crise économique. Dans l’objectif rassurer la bourgeoisie de son pays, le président a déclaré lui-même que ce plan de relance visait à maintenir la position de la première puissance économique mondiale. En se donnant pour objectif de recréer de l’emploi, il s’agit de rendre les Etats-Unis « plus compétitifs dans le monde », pour faire face, notamment, à la concurrence chinoise.

Enfin, le plan de Biden pour "remodeler" les États-Unis s’est achevé sur un appel à adopter le « George Floyd Justice in Policing Act », que le président dit vouloir avoir sur son bureau avant le premier anniversaire du meurtre de George Floyd. Ce projet, qui introduit toute une série de mesures visant à circonscrire les violences policières, vise avant tout à redonner une légitimité au maintien de l’ordre à un moment où des millions de personnes appellent à son abolition. Comme l’a déclaré Biden, l’objectif premier du projet de loi n’est pas de mettre fin aux meurtres systématiques de Noirs et de Latinos par la police, mais plutôt de "rétablir la confiance entre" – ou l’obéissance envers - "les forces de l’ordre et les personnes qui les composent", en s’assurant que la police puisse continuer à agir comme la dernière ligne de défense de l’État et des intérêts économiques qu’il représente.

Proclamant, dans une formule-choc, que « l’économie du ruissellement n’a jamais fonctionné », M. Biden a annoncé que toutes ces mesures seront financées par une hausse d’impôts pour les riches. La proposition de financer de vastes plans d’infrastructure, qui bénéficieraient aux secteurs les plus pauvres de la population, avec une fraction des bénéfices des secteurs les plus riches, a fait couler beaucoup d’encre. Elle bénéficie d’un soutien majoritaire au sein de la population, un récent sondage Reuters/Ipsos révélant que près de 64 % des personnes interrogées sont d’accord pour dire que les personnes très riches devraient payer plus d’impôts pour financer les programmes sociaux.

Il faut ici signaler que la proposition de M. Biden d’augmenter l’impôt sur les plus-values ne ferait que rétablir les taux d’imposition au niveau de 2012, revenant aux chiffres de l’administration Obama, et de l’administration Bush avant elle. Loin de remettre en question le néolibéralisme et son idéologie, les mesures prises, quoiqu’on puisse en penser, sont très minimales. En plus d’être contournée massivement par les grandes multinationales, cette taxe sur les plus-values ne vise qu’à revenir à une situation antérieure, sans remettre en cause la notion même de profits et de bénéfices dans un contexte où les inégalités s’accroissent de façon spectaculaire à l’échelle nationale et mondiale.

Si cette accumulation de vœux pieux reflète un retour très partiel sur une partie infime des politiques néolibérales traditionnellement défendues au Congrès, il ne faut être dupes de leur finalité. Au-delà des questionnements sur la possibilité d’appliquer réellement ces mesures face à l’opposition qu’elle rencontrera au sein des instances gouvernementales, le discours de M. Biden au Congrès montre qu’un secteur de la bourgeoisie américaine et de ses représentants à la tête de l’État a pris conscience du potentiel de lutte de classe résultant d’années d’austérité néolibérale et cherche à éviter une explosion sociale.

Elle signale toutefois un revirement dans l’approche d’un secteur croissant du capital - répondant à l’évolution de la conscience des masses - qui se fait de plus en plus à l’idée qu’il est nécessaire que les sociétés et les riches réduisent légèrement leurs bénéfices aujourd’hui pour assurer une plus grande stabilité des profits à l’avenir.
Ces concessions à la classe ouvrière et aux secteurs les plus opprimés de la société américaine sont le résultat d’un rapport de forces et d’une accentuation des contradictions de classe aux Etats-Unis. Elles résultent de la peur que ressentent aujourd’hui les élites nord-américaines face à la radicalisation, à gauche comme à droite, des secteurs les plus pauvres et les plus marginalisés de la société américaine, illustrée ces derniers mois par l’explosion de mouvements sociaux comme « Black Lives Matter », ou suite à l’invasion du Capitole par les adeptes du mouvement QAnon.

Biden, premier défenseur de l’impérialisme américain

Les promesses de Biden de « défendre les intérêts américains dans tous les domaines » montrent un engagement renouvelé dans la construction et la défense de la principale puissance impérialiste au monde, dans l’objectif de maintenir son rang de première puissance impérialiste parmi ses alliés et rivaux historiques.
Tout en prétendant se mettre à distance la diplomatie agressive de M. Trump, M. Biden adopte de fait une position similaire à l’égard de ceux qu’il considère comme des concurrents des États-Unis. "La Chine et d’autres pays se rapprochent rapidement […] [Xi Jinping] est déterminé à faire de la Chine la nation la plus importante et la plus conséquente du monde. Lui et d’autres, des autocrates, pensent que la démocratie ne peut pas rivaliser avec les autocraties au XXIe siècle", a-t-il déclaré, invitant les Républicains à l’union sacrée pour répondre à la concurrence de la Chine.

Un appel qui annonce les compromissions futures auxquelles n’hésitera pas à recourir le gouvernement Biden pour maintenir à tout prix l’hégémonie américaine en déclin. Si, pour l’instant, c’est en se donnant un visage progressiste que le président poursuit ses objectifs, organisant par exemple un sommet sur le climat - tentative de faire passer le capitalisme américain, plus grand pollueur au monde, pour un modèle afin de faire pression sur la Chine et ralentir sa croissance économique, il ne fait aucun doute qu’il n’hésitera pas, s’il le faut, à sacrifier la santé et la vie de la classe ouvrière à l’intérieur et à l’extérieur de la frontière des Etats-Unis.

Le "nationalisme vaccinal" des États-Unis révèle ainsi le véritable caractère de la présidence Biden. Ignorant les secteurs les plus précaires de la classe ouvrière et des pauvres, qui sont durement touchés par les impacts sanitaires et économiques de Covid-19 dans tout le pays (50 000 nouveaux cas sont encore diagnostiqués chaque jour), M. Biden a brossé un tableau rose d’une Amérique conquérante et « prête à décoller ». « Nous travaillons à nouveau. Nous rêvons à nouveau. Nous découvrons à nouveau. Nous dirigeons à nouveau le monde ».

Décrivant avec émotion les grands-parents américains en train de "serrer dans leurs bras" leurs enfants et petits-enfants, Biden n’a rien dit des millions de vaccins achetés et thésaurisés par les États-Unis afin qu’ils puissent rester maîtres dans la distribution de vaccins - dont plusieurs ne sont pas approuvés pour une utilisation aux États-Unis - à leurs alliés et à ceux qu’ils espèrent rapprocher d’eux, afin d’isoler la Chine et la Russie sur la scène mondiale. La première cargaison de l’"aide" américaine en matière de vaccins a ainsi été déployée au Mexique afin de maintenir le flux de personnes et de marchandises entre les deux pays et en échange de l’engagement de gouvernement mexicain à poursuivre son rôle dans le contrôle des frontières.

"Prouver que la démocratie fonctionne toujours" pour maintenir l’ordre capitaliste

L’aile progressiste du parti démocrate, incarnée par Jamaal Bowman, Bernie Sanders, ou encore Alexandra Occasio-Cortez, a ainsi salué le discours de M. Biden, "dépassant toutes les attentes", selon les mots d’AOC, tout en admettant qu’ils "ne sont pas suffisants". Coincé dans les limites du jeu démocratique américain, ce secteur du Parti démocrate a donc choisi de se contenter de ce qu’il considère comme « un moindre mal », et n’offre aucune opposition indépendante ni perspective de classe face aux offensives du capitalisme et de l’impérialisme des Etats-Unis.

Considérant le potentiel d’une nouvelle génération de militant.e.s combattives, qui remet en cause de manière radicale le caractère structurel des inégalités et des oppressions au sein de la société américaine, la classe dirigeante et l’administration Biden misent ainsi sur une stratégie de diversion et de contention par la cooptation, consciente ou non, de l’aile progressiste du Parti démocrate, mais aussi des syndicats et des mouvements sociaux.

Comme l’a déclaré le président devant le Congrès, son objectif est de « prouver que la démocratie fonctionne encore. Que notre gouvernement fonctionne toujours - et qu’il peut répondre aux besoins de la population. » Loin de vouloir remettre en cause l’ordre économique et social, M. Biden et son administration parient de fait sur le retour à une dynamique d’accumulation capitaliste. Pour en finir avec le déclin et retrouver une stabilité, ils tentent ainsi de rétablir la confiance en l’État, qui est le garant des intérêts des capitalistes, en essayant d’augmenter temporairement le niveau de vie des secteurs les plus explosifs de la population et en projetant un "come-back" à grande échelle.

C’est oublier que la « démocratie » américaine n’a jamais "fonctionné" pour la majorité de la classe ouvrière et des opprimés. Qu’il s’agisse du Sénat, de la Cour suprême ou d’un racisme systémique, qui fait partie des fondements de l’État américain, il est clair que la seule chose que la "démocratie" capitaliste apporte, c’est l’avilissement et l’exploitation continus des milliards de travailleurs et de pauvres à travers le pays et à l’étranger. Il est ainsi illusoire d’espérer un véritable changement sans proposer une solution véritablement révolutionnaire, qui remette en cause les fondements même du système d’oppression et d’exploitation capitaliste plutôt que de prétendre vouloir en atténuer les effets par le biais d’institutions, qui n’ont pour rôle que de le maintenir.


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