Le retour de #MeToo

De Weinstein à Polanski, le cinéma et la justice bousculés par la nouvelle vague féministe

Ariane Anemoyannis

De Weinstein à Polanski, le cinéma et la justice bousculés par la nouvelle vague féministe

Ariane Anemoyannis

Une nouvelle vague #MeToo, en pleine séquence de lutte des classes à l’international, sème la tempête dans le milieu du Cinéma. Entre condamnation de Weinstein et sacre de Polanski, elle dévoile à partir des violences patriarcales, la crise profonde de la bourgeoisie et de ses institutions. 

Il semble à première vue résider un fossé gigantesque entre la condamnation du magnat hollywoodien pour agression sexuelle et viol, et la remise de trois césars dont celui du meilleur film pour J’accuse de Polanski, publiquement dénoncée par la sortie d’Adèle Haenel et Céline Sciamma obligeant le milieu du cinéma à prendre position. 

En réalité, ces deux événements à quelques jours d’intervalle, expriment la profondeur du mouvement contre les violences de genre qui atteint et bouscule les plus hautes sphères de la bourgeoisie. Ils révèlent la difficulté pour la bourgeoisie de trouver une voie de résolution satisfaisante pour appréhender les violences patriarcales à l’aune d’une vague internationale de lutte des classes, d’une vague féministe qui s’ancre dans l’espace et dans le temps, et des prémisses d’une nouvelle déferlante #MeToo. 

Autrement dit, la crise du cinéma français après la vague MeToo met en exergue la remise en question profonde du système judiciaire capitaliste et patriarcal, et la difficile appréhension par la bourgeoisie de cette nouvelle confrontation à un des piliers du régime. Une crise dont l’approfondissement remonte aux déclarations d’Adèle Haenel qui avaient rouvert et placé le débat sur le caractère systémique des violences de genre et sur le caractère patriarcal de la justice pénale. 

A priori antithétiques, ces deux affaires des deux côtés de l’Atlantique sont ainsi la démonstration de l’aggravation de la crise des institutions bourgeoises, dont les institutions policières et judiciaires, et de ses relais idéologiques, à l’image des institutions culturelles, par le prisme des violences patriarcales dans le milieu du cinéma.

L’émergence d’une nouvelle vague #MeToo secoue le cinéma français

« Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable. On se lève et on se casse. C’est terminé. On se lève. On se casse. On gueule. On vous emmerde. »

Le cinéma français semble en pleine implosion. « Ils pensent défendre la liberté d’expression, en réalité ils défendent leur monopole de la parole. Ce qu’ils ont fait hier soir, c’est nous renvoyer au silence, nous imposer l’obligation de nous taire. » Sacrer Polanski, une punition pour la courageuse Haenel, mais surtout un avertissement de l’Académie des Césars à toutes celles et ceux qui veulent briser le silence de la profession. Le message : le cinéma restera un sanctuaire de la tradition, c’est-à-dire de l’omerta face aux violences patriarcales.

Pour Lambert Wilson, « si on estime qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas dans le fait que Polanski ait des nominations, alors on ne vient pas ». Pour le directeur de casting Olivier Carbone, parler implique « une bonne carrière morte bien méritée », tandis qu’Isabelle Huppert prend le parti de « ceux qui se taisent » aux côtés d’Emmanuelle Seigner qui prend position « contre les mensonges des folles hystériques »

Lorsque Adèle Haenel raconte à l’automne dernier les agressions sexuelles qu’elle a subies entre ses 12 et 15 ans par le réalisateur Christophe Ruggia, ses déclarations marquent en effet le début d’une nouvelle vague #MeToo dans le cinéma français, et viennent se heurter à un mur de conservatisme. 

De telles dénonciations sont une bombe à plusieurs égards. D’une part, la libération de la parole dans un milieu qui incarne l’idéal culturel, social et idéologique de la société capitaliste, fait écho aux violences patriarcales que subissent des millions de femmes dans l’ombre, en dehors des projecteurs. S’il existe de telles rapports de domination dans ces milieux où les femmes sont reconnues, gagnent très bien leur vie, et incarnent le paroxysme de la réussite, qu’en est-il des millions de femmes qui sont contraintes par la misère, l’exploitation au travail, la faim et la pauvreté à subir de telles violences dans le silence le plus complet ?

D’autre part, les paroles d’Adèle Haenel lèvent le voile sur le mythe de la muse – cet adjectif l’ayant longtemps qualifiée à l’égard de Christophe Ruggia – c’est-à-dire sur des rapports de domination dans les milieux de la culture, justifiés au nom de la quête d’inspiration et de l’art absolu. Pilier du cinéma, relai idéologique du patriarcat sur le terrain artistique, l’idée de la muse se heurte à la dénonciation par les femmes du cinéma de ces relations abusives et violentes, et trace un trait de continuité entre les violences subies par les actrices, et celles que subissent les femmes au quotidien.

« Ils font de nous des réactionnaires et des puritain·e·s, mais ce n’est pas le souffle de liberté insufflé dans les années 1970 que nous critiquons. » Contre l’idée de la « liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », ces nouvelles figures de l’ère #MeToo défendent au contraire la lutte contre les violences patriarcales comme préalable à la liberté amoureuse et sexuelle, contre des vies broyées par les viols et les abus sexuels.

 La judiciarisation comme réponse de la bourgeoisie à l’ère #MeToo

« Que ça soit à l’Assemblée nationale ou dans la culture, vous, les puissants, vous exigez le respect entier et constant. Ça vaut pour le viol, les exactions de votre police, les César, votre réforme des retraites. En prime, il vous faut le silence de victimes. »

Pour l’État l’enjeu est de taille. Il s’agit de montrer aux femmes qui subissent des violences patriarcales, et qui se lèvent partout dans le monde, jusque dans des sphères élitistes comme celles du cinéma, que la Justice est l’unique réponse à même d’endiguer ces rapports d’oppression. Lorsqu’une figure du cinéma français prend la parole pour dénoncer non seulement les agressions qu’elle a subies, mais aussi la manière dont le système judiciaire participe de l’oppression patriarcale des femmes – alors même qu’elle aurait la possibilité de porter plainte du fait de la non prescription – la crise du cinéma s’étend à l’ensemble de la caste politique, qui doit désormais faire valoir la judiciarisation comme stratégie d’émancipation.

Marlène Schiappa, en s’exprimant dans les colonnes de Libération à la suite de la féministe Virginie Despentes, tente de dialoguer avec ces secteurs qui pointent du doigt le système dans son ensemble. « Nous voulons juste de vrais tribunaux qui fonctionnent et qui condamnent les violeurs. Point. Ainsi le cinéma pourra rester une fête. » Autrement dit, laissons la question de l’oppression patriarcale aux tribunaux, et les secteurs réactionnaires du cinéma pourront applaudir tranquillement Polanski.

La judiciarisation des violences faites aux femmes, c’est-à-dire la criminalisation croissante des comportements sexistes comme réponse à ces derniers, est en réalité une tentative de cooptation du mouvement féministe, qui cherche à individualiser la responsabilité du patriarcat et à y répondre sur le terrain judiciaire et carcéral : « Judiciariser l’oppression patriarcale a restreint sa définition, limitant les portées de la punition d’une série de conduites incriminées aux quelques individus rendus responsables, isolément » écrivait ainsi la féministe Andrea D’Atri. 

Mettre sur le banc des accusés quelques individus, montrés comme des personnes porteuses d’une pathologie voire comme des monstres, permet à la fois de déresponsabiliser l’État et la Justice comme vecteurs de l’oppression patriarcale, en invisibilisant son caractère systémique, tout en reléguant les femmes au statut de victimes sur le banc des accusés, spectatrice du procès entre l’État qui fait valoir sa loi et l’individu qui l’a enfreinte. Lorsque l’avocate Donna Rotunno, en charge du dossier de la défense Weinstein, explique en procès que « peut-être qu’il ne fallait pas monter dans cette chambre d’hôtel », la culture du viol et la culpabilisation des victimes de violence peut ainsi pleinement s’exprimer à travers les principes judiciaires comme celui du débat contradictoire. 

En ce sens, pour questionner l’idée, portée par les médias dominants, selon laquelle la condamnation pour viol et agression sexuelle de Weinstein – il pourrait écoper de 5 à 29 ans de prison – est une « victoire historique » du mouvement féministe, il s’agit en réalité de s’interroger d’une part sur ce qui a conduit à ce que cette peine judiciaire soit prononcée et d’autre part sur la décision de remettre le sort et la vie des femmes entre les mains de l’État, de la police et de l’institution judiciaire. Aujourd’hui désignés par la nouvelle vague féministe comme responsables et complices des violences, l’État et la Justice, pour qui il n’est plus possible de fermer les yeux, explorent des moyens de relégitimer et défendre l’institution judiciaire, quitte à promettre de la réformer en ce sens. Des centaines de milliers de femmes prennent la rue pour dénoncer les violences patriarcales et scandent « État responsable, Justice complice », les femmes chiliennes pointent du doigt l’État de Pinera et dansent au son de « El violador eres tu » (« Le violeur c’est toi ») : ce niveau de remise en question du système à échelle de masse, la force de frappe du mouvement #MeToo jusque dans des sphères élitistes telles le cinéma, ont ainsi poussé la Justice à répondre aux violences de genre, sans pour autant que l’on puisse voir dans la condamnation individuelle une victoire pour toutes les femmes. 

« On se lève et on se bat », les femmes en première ligne d’un changement de société

L’aspiration à une autre société est le fil conducteur de la lutte de femmes contre les violences patriarcales. Une vie qui mérite d’être vécue, où les femmes ne meurent pas sous les coups, où le cinéma n’est pas le reflet de la bourgeoisie patriarcale, raciste et décadente mais celui d’une population en éveil. 

Les centaines de milliers de jeunes femmes qui ont défilé dans les rues le 23 novembre contre les violences de genre ont fondé l’hypothèse d’un retour du mouvement féministe en France, à la chaleur de la lutte des classes de décembre. 

Si cette perspective ne s’est pas encore vérifiée, les convulsions auxquelles nous assistons sur le terrain de la bataille contre le projet néolibéral que veut nous imposer Macron au nom d’un capitalisme en crise, peuvent présager du développement de la lutte féministe dans la lutte des classes. 

« On se lève et on se casse. On vous emmerde » pourrait marquer pour le mouvement des femmes contre les violences patriarcales, le passage de la résignation à à la contestation. Le poids du scepticisme, la pudeur de la combativité, s’effacent à mesure que la lutte des classes fait la démonstration à l’international que la lutte est possible. 

Mais le retour de la classe ouvrière et la méthode de la grève nous permettent même d’aller plus loin que l’affirmation que nous ne nous tairons plus. Car c’est la perspective d’une émancipation collective qui est réhabilitée par la lutte des femmes Gilets jaunes, des femmes de la RATP et la SNCF, des femmes chiliennes, des femmes algériennes. C’est de cet espoir nouveau que se nourrissent les femmes qui, dans la jeunesse, l’éducation ou la santé, prennent le flambeau de ces luttes, ravivent leur mémoire, et honorent les perspectives qu’elles nous offrent.

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