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À 43 ans du coup d'État militaire de Pinochet

Chili, 11 septembre 1973. Les débuts d’une expérience néolibérale en Amérique latine

Le 11 septembre 1973, le général Augusto Pinochet s'établit à la tête de l'une des plus violentes dictatures militaires d'Amérique latine. Non seulement son coup d’État mit fin, dans le sang, à l'expérience du gouvernement d'Unité populaire (UP), mais il fit également du Chili un véritable laboratoire de la politique néolibérale sur tous les plans : économique, politique, social et idéologique. Une expérience dont les conséquences continuent à se faire sentir aujourd'hui. Marisol Ruiz

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Le bombardement du palais de la Moneda dans la matinée du 11 septembre 1973 fut un dur revers pour tous ceux qui se proposaient honnêtement à la tâche de construire le socialisme au Chili. Financé par la CIA, le coup d’État de Pinochet mit fin à l’expérience du gouvernement d’Unité populaire (UP) et au processus de conscientisation de vastes secteurs de la classe ouvrière chilienne, secteurs qui voyaient en l’UP et en la figure de Salvador Allende la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie et d’avancer vers le socialisme.

Trois ans auparavant, le 4 septembre 1970, UP arriva au pouvoir avec près de 36 % des suffrages, soit un peu plus qu’un point d’avance sur le candidat de droite Jorge Alessandri et sans majorité parlementaire. Dans son programme de gouvernement, en dernière instance réformiste, Allende promettait la nationalisation des entreprises, des usines, des mines de salpêtre, de fer et de cuivre – représentant 75 % des exportations du pays en 1970 –, ainsi que la mise en place d’une réforme agraire afin de diviser et partager les terres des grands latifundiums. Allende arriva au pouvoir dans une situation économique favorable, ce qui lui permit de commencer à mettre en place son programme de réformes. L’expropriation de 6,6 millions d’hectares de terres et leur division entre 4490 parcelles fut une mesure-clé de la « voie chilienne vers le socialisme ». Le gouvernement prit également des mesures afin de mieux contrôler le commerce extérieur et de mieux distribuer le revenu national, avec une politique consciente de la demande et de l’augmentation des salaires. Une réforme éducative vit aussi le jour : le nombre d’étudiants inscrits à l’université augmenta de 89 % entre 1970 et 1973.

Le président états-unien Richard Nixon et son secrétaire d’État Henry Kissinger se mirent d’emblée à conspirer pour renverser le nouveau gouvernement d’UP. Leur plan débuta en juillet 1973 avec le coup d’État en Uruguay. Ce qui se concrétisa enfin au Chili deux mois plus tard fut lentement et soigneusement organisé. L’étouffement financier international, le sabotage, le désapprovisionnement de la part des entreprises et une grève des syndicats dirigés par les chrétiens-démocrates divisèrent le gouvernement d’UP et le mirent finalement en échec. La formidable réponse des travailleurs face au lock-out patronal fut la création des cordones industriales – des organismes d’auto-organisation des travailleurs – qui prirent le contrôle des bassins de cuivre et instaurèrent un encadrement de la production et la distribution des produits de base dans la population. Les travailleurs s’organisèrent par ailleurs pour s’armer et se défendre face à la multiplication des groupes violents d’ultra-droite. De plus, le Chili devint une des bases exécutives de l’Opération Condor, conçue par les États-Unis dans le but de coordonner la répression de l’avant-garde ouvrière et jeune dans une majeure partie du continent sud-américain.

Devant le renforcement de la droite, les travailleurs exigèrent du gouvernement d’UP non seulement la nationalisation des entreprises et des usines, mais aussi des armes pour se défendre contre la droite. Sans succès. Au tout début de 1973, la polarisation politique fut notable, la résistance ouvrière et populaire radicalisa sa réponse à chaque accès de la droite. Quand elle échoua à arriver au pouvoir à travers les élections de mars, et une fois la grève générale des mineurs dirigée par les syndicats pro-patronaux mise en échec, la droite choisit la stratégie du coup militaire pour maintenir ses privilèges.

Après le Tanquetazo du 29 juin 1973, qui vit des militaires se soulever avec l’aide des tanks contre le régime socialiste, il semblait que les dés fussent jetés. Seulement deux mois séparèrent cette « répétition générale » et le coup d’État qui renversa définitivement le gouvernement d’Allende.

La première expérience néo-libérale


Une fois le gouvernement militaire installé, à la persécution, à la torture, à l’exil et au meurtre des travailleurs et des jeunes de cette génération qui défendit et exigea d’Allende une rupture radicale avec la bourgeoisie, s’ajouta une politique économique « innovatrice ». Avec l’aide des économistes formés à l’Université de Chicago, surnommés les « Chicago Boys », et à travers le « Chile Project », financé par la Fondation Ford et organisé par le Département de l’État des États-Unis, le gouvernement entreprit une restructuration intégrale de l’économie du pays.

Cette restructuration fut totale. Fidèle au programme néolibéral, le gouvernement de Pinochet mit en place de nombreuses mesures qui entraînèrent une dérégulation dramatique de l’économie, le chômage de masse, une concentration de la rente en faveur des secteurs économiques déjà les plus concentrés, la privatisation des biens publics, etc. Cela s’accompagna d’une répression syndicale toujours plus forte.

Dans les trois premières années de la dictature, le pays bénéficia de nombreux emprunts, d’un montant de 141,8 millions de dollars environ de la Export-Import Bank et d’autres banques, et 304,3 millions de dollars de la Banque mondiale. À titre d’exemple, Allende reçut seulement 16 millions de dollars de ces mêmes institutions.

F. Hayek, M. Friedman et leurs partisans de la Société de Mont-Pèlerin trouvèrent enfin un lieu où réaliser leurs rêves néolibéraux.

D’abord, l’État se retira d’une majeure partie des secteurs où il avait joué un rôle important. En plus des entreprises qui avaient été nationalisées par le gouvernement d’UP, l’État détenait, par l’intermédiaire de la Corporación de Fomento de la Producción (CORFO), environ 300 entreprises en 1973. En 1980, ce nombre était tombé à 24 et la moitié de ces entreprises se préparait à la privatisation. Le pourcentage des dépenses budgétaires du PIB chuta de 29,1 % en 1972 à 19,7 % en 1978. Les dépenses sociales par habitant en matière d’éducation, de santé, de sécurité sociale et de logement furent réduites de manière significative. Le budget de l’État fut réduit de 27 %.

Puis, le chômage doubla presque, passant de 9,7 % en 1974 à 18,7 % en 1975 et poussant les salaires à la baisse. La structure de l’emploi changea également. Le nombre de travailleurs industriels diminua de 22 % et le nombre d’emplois informels augmenta de 13,3 % entre 1970 et 1980.

En 1995, Perry Anderson, dans son Histoire et leçons du néo-libéralisme souligna l’intérêt que l’expérience chilienne éveillait chez certains conseillers de Margaret Thatcher. Les intellectuels de la Société du Mont-Pèlerin regardaient eux aussi cette expérience avec intérêt et plaisir. De fait, l’économie crût (au moins jusqu’en 1982-83). Dix ans après « l’expérience » chilienne, les bourgeoisies nord-américaine et anglaise décidèrent de pousser encore plus loin le projet néolibéral. Les années 1980 virent aussi, à la toute fin de la décennie, l’effondrement et le démembrement de l’URSS – avec la pénétration croissante du capital impérialiste –, ce qui permit en dernière instance les progrès du néolibéralisme sur les plans économique et idéologique.

Il y a 20 ans, Anderson souligna dans son bilan que ces progrès ne furent pas tant marqués que cela sur le plan économique, puisque le capitalisme avancé ne réussit pas à entamer une véritable revitalisation. Cependant, il nota que, sur le plan social, le néolibéralisme avait réussi à rendre les sociétés toujours plus inégalitaires. Mais selon Anderson, c’est sur le plan idéologique que le néolibéralisme triompha véritablement, en tant que courant politico-idéologique d’« une dimension véritablement mondiale, comme le capitalisme n’en [avait] jamais produit dans le passé (…) un corps de doctrines cohérent, militant, visant de façon lucide à changer le monde avec une ambition de transformation structurelle à une échelle internationale. »

Vingt ans nous séparent désormais du bilan provisoire d’Anderson. Des luttes à travers l’Amérique latine ont réussi à freiner certains projets néolibéraux (comme la guerre de l’eau en Bolivie en 2000), contraignant les bourgeoisies de certains pays à donner le feu vert à la constitution de gouvernements avec un discours « anti-néolibéral », dans les années 2000.

Face au renouveau de la droite en Amérique latine, non seulement le néolibéralisme subsiste, mais il a aussi tendance à se renforcer de nouveau, ce qui rend encore plus nécessaire une réactualisation du bilan d’Anderson.

Peut-être les nouvelles générations d’étudiants et de travailleurs chiliens (les jeunes « sans peur ») tout comme les grèves ouvrières et les luttes des peuples indigènes qui se battent à travers le continent contre l’héritage économique du néolibéralisme – qui n’est nullement remis en cause par les gouvernements dits « progressistes » et que les nouveaux gouvernements de droite espèrent approfondir – ainsi que ses héritages culturel et idéologique (« il n’y a pas d’alternative », l’individualisme et la concurrence), commencent-elles à relativiser ce bilan.


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