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Un Américain à la Havane

Burt Glinn. Photographe de la Révolution

Le 31 décembre 1958, Burt Glinn s’emmerde à mourir. Le smoking est de rigueur, pour la soirée de Saint-Sylvestre à laquelle il participe, à New York, mais il passe son temps l’oreille collée au poste de radio. A quelques encablures des côtes de Floride, à Cuba, il semble que Batista, le dictateur ami du gouvernement américain, a quitté le Palais présidentiel et ce qui se passe sur l’île ressemble fort à une révolution. Il n’y a plus qu’une heure avant les douze coups de minuit. Le jeune photographe emprunte 400 dollars au chef de l’agence magnum, Cornell Capa, de héler un taxi et d’arriver à La Guardia pour prendre le dernier vol pour Miami et, de là, pour un autre La Havane, où il arrive le Premier au matin. Le spectacle est saisissant. « Je crois, disait-il à la fin de sa vie, en songeant à ce début d’année 1959, que je donnerais toutes mes photos, mes favorites, et tous les merveilleux cigares que j’ai pu fumer à Cuba, si on pouvait tout refaire. Mais seulement mieux, cette fois-ci ».

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Glinn est le photographe qui prend les clichés les plus connus de l’entrée triomphante, sur une jeep militaire, des principaux commandants de l’Armée Rebelle et du M26, Fidel Castro et Camilo Cienfuegos, le 8 janvier 1959.

Mais avant de rejoindre, à Santa Clara, dans le centre du pays, la colonne de Fidel Castro, qui a libéré Santiago et qui se dirige, au pas de charge, vers la capitale, il passe du temps dans la capitale. Il est témoin, à La Havane comme dans les villes qu’il traverse, d’un véritable processus révolutionnaire dont l’acteur principal est le peuple en armes.

A la suite de la grève générale qui s’impose dans les faits au cours de la fin du mois de décembre 1958, les petites gens, les ouvriers, les étudiants, hommes et femmes du peuple, prennent d’assaut les commissariats et commencent à faire la révolution, au sens propre du terme : en liquidant les collabos, en mettant hors d’état de nuire les partisans de l’ancien dictateur, en occupant les bâtiments publics et en assurant, dans les faits, la victoire des groupes guérilléros qui sont aux portes de la capitale. Les photos de Glinn nous font voir non seulement la profondeur du processus en cours, un processus que le pouvoir castriste mettra des années à pouvoir juguler. Les clichés urbains de Glinn de ces premiers jours de janvier 1959 s’inscrivent surtout en faux par rapport à la légende dorée d’un castrisme qui se voudrait avant tout expression d’une victoire par les armes et exclusive ou, du moins, prépondérante de la guérilla.

Une révolution, c’est avant tout une affaire collective. La société cubaine, en 1959, y compris ses secteurs populaires, est profondément divisée sur des lignes raciales. Sur cette photo, on remarque que ces barrières commencent à sauter. Comme pendant la première guerre et la seconde guerre de libération (1868-1878 et 1895-1898), afro-cubains et descendants d’espagnol, combattent côte-à-côte.

Sur ce cliché, on est à La Havane, pour sûr. Les hommes sont vêtus d’une guayabera, la chemise droite à manches courtes qui se porte par-dessus le pantalon. Même si la révolution ne devrait pas, selon Mao, être un diner de gala, on a comme l’impression, en cette matinée de Premier janvier, que les personnages qui composent le cliché sortent tout juste de soirée. En réalité, ils combattent depuis la veille. Devant un hôtel et un casino détenu par des proches de l’ancien dictateur et que les révolutionnaires veulent prendre, les tirs sont sporadiques et la situation, est confuse. On le voit au geste de l’homme, à gauche, à l’arrière-plan, qui exige que les armes se taisent. On devine néanmoins à l’expression de ceux qui sont agenouillés, sur les marches, que la position batistienne qu’ils attaquent continue à résister. Parmi eux, les assaillant, on remarquera qu’un seul a pris la peine d’enfiler un brassard distinctif. Il s’agit d’un militant clandestin du M26, le mouvement de Castro. Les autres ne sont pas identifiés, politiquement. On peut les imaginer militants du Directoire Révolutionnaire, un autre courant nationaliste de gauche qui combat la dictature et dont les détachements de maquisards, venus des collines de l’Escambray seront les premiers à rentrer dans La Havane, devançant de quelques heures la colonne de Guevara, ou encore du PSP, l’équivalent du PC cubain, qui a mis près de cinq ans avant de passer à l’opposition déterminée contre la dictature.

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« Par tous les moyens nécessaires », dit Malcom X en parlant de la libération des afro-américains dans un célèbre discours de 1964 qui fait écho à la scène 3 de l’acte V des Mains sales, de Sartre. Au cours de l’insurrection, sur fond de grève générale, les militants cubains s’arment avec les moyens du bord et sont prêts, eux aussi, à adhérer à la maxime sartrienne, « tous les moyens sont bons ». Le philosophe français se rendra d’ailleurs à Cuba, quinze mois après la victoire de 1959, en compagnie de Simone de Beauvoir, et en tirera une série d’articles intitulés « Ouragan sur le sucre ».

Dans la photo précédente, on voit que les miliciens sont en possession d’armes automatiques ou semi-automatiques qui ont sans doute été saisies dans les armureries des commissariats. Dans cette photo, prise à Santa Clara, les militants combattent à l’arme blanche. Seul l’homme à droite, au premier plan, ceint d’un brassard, a une arme de poing, un pistolet d’ordonnance de la police cubaine. Courbé, au premier plan, son camarade n’a qu’un simple couteau. Les autres les assistent. A la vue de leurs grimaces, on comprend que ça pétarade dans tous les sens, mais personne ne recule.

On remarquera, par ailleurs, la publicité murale, sur l’arrière-plan : « liquors », en anglais dans le texte. Tout est fait, dans la Cuba de Batista, pour satisfaire les envies des touristes américains qui viennent passer du bon temps dans l’île. « Se acabó la diversión », dira bientôt Carlos Puebla, dans l’une de ses chansons les plus fameuses.

Une révolution, si elle est véritable, c’est aussi une affaire de subversion de l’ordre : de l’ordre des puissants, des possédants mais aussi du patriarcat. Comme au Mexique, dans les années 1910, ou en Russie, en 1917, les femmes, au cours de la révolution cubaine, joueront un rôle clef, dans une société caribéenne pourtant fortement structurée par un machisme et un autoritarisme patriarcal profond. Cette jeune femme, photographiée devant l’Université de La Havane, un fusil à la main, au lendemain du départ de Batista, n’est pas sans rappeler le rôle joué par les étudiants dans les premiers mouvements d’opposition à la dictature, en 1952 et 1953. Elle annonce également la place que ne cesseront d’occuper les Cubaines au fil du processus révolutionnaire.

Le Pacte de Caracas signé entre les partis d’opposition, en juillet 1958, pour se mettre d’accord sur les modalités d’une transition post-Batista, n’envisageait qu’une purge partielle de la police du régime et une transition bien ordonnée. La population n’a cure de ce modérantisme. On le voit sur cette photo, où un détachement de miliciens vient de prendre d’assaut le commissariat central de la capitale et se trouve sur le point d’arrêter l’ensemble des membres de la police politique ou des collaborateurs du régime qui ont cru bon de s’y réfugier.

Néanmoins, à la différence de la grève générale de 1933 qui avait abouti à la chute de la dictature du général Machado, la grève générale de décembre 1958-janvier 1959 ne donne pas lieu, en dépit d’une intense participation populaire, ouvrière et paysanne, à des phénomènes d’auto-organisation conséquents dans les villes et les campagnes. C’est l’une des principales limites de la révolution cubaine en tant que telle : une énorme pression à la base, qui commence à prendre ses affaires en main, sans pour autant donner à cette dynamique un débouché en termes d’auto-organisation. Les milices populaires qui se forment, et dont on voit ici les prémisses, de même que les comités qui apparaissent dans plusieurs villes, dans certaines entreprises et grands domaines sucriers, ne donnent pas lieu à un approfondissement, par en bas, de l’auto-représentation des masses mobilisées. Cela ne veut pas dire, on le comprend par les photos, qu’elles vont facilement rentrer chez elles, comme si de rien n’était, se contentant du départ du dictateur.

C’est toutes ces tensions que saisit avec brio cet étrange Burt Glinn, cet étrange Américain à La Havane, arrivé un matin de janvier 1959 pour voir l’Histoire se dérouler sous ses yeux et qui, à l’aéroport, avait été tenté de dire au chauffeur de taxi, en guise d’adresse, « emmenez-moi à la révolution ».


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