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Quelles leçons tirer d’Octobre 1917 ?

Bolchévisme pour les combats du présent

En 1924, dans ses Leçons d’Octobre , Léon Trotsky s’interroge sur comment transformer l’expérience révolutionnaire Bolchévique de 1917 en outil d’apprentissage et d’éducation stratégique pour l’Internationale communiste, c’est-à-dire en un actif pour le combat pour la révolution mondiale.

Juan Valenzuela

13 novembre 2017

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En 1924, dans ses Leçons d’Octobre, Léon Trotsky s’interroge sur comment transformer l’expérience révolutionnaire Bolchévique de 1917 en outil d’apprentissage et d’éducation stratégique pour l’Internationale communiste, c’est-à-dire en un actif pour le combat pour la révolution mondiale.

En effet, il ne s’agissait pas pour les bolchéviques de réaliser le socialisme dans un seul pays. Trotsky évoque Lénine dans ces termes : « le monde habité par les hommes soi-disant civilisés lui apparaît comme un seul champ de combat […] Aucune question d’importance ne peut être incluse dans un cadre national. Des menaces visibles et invisibles solidarisent chaque question avec des dizaines de phénomènes survenus à toutes les extrémités du monde. Dans son appréciation des facteurs et des forces internationales, Lénine était plus libre que les gens imprégnés de préjugés nationaux. » (1)

Transformer la Russie en bastion de la révolution mondiale

Entre la victoire d’octobre 1917 et le processus de bureaucratisation de l’État, beaucoup d’outils importants manquaient afin d’étudier le processus et en tirer des leçons utiles pour l’action politique. La situation est complexe d’un point de vue stratégique. Souvenons-nous que c’est à ce moment-là - au cours de la Première Guerre mondiale - que le marxisme révolutionnaire s’est approprié la notion de stratégie, concept dérivé de la terminologie militaire. Avant la première guerre, selon Trotsky, dans le mouvement marxiste on parlait seulement de « la tactique du parti prolétarien ; cette conception correspondait exactement aux méthodes parlementaires et syndicales en vigueur à cette époque, et cela ne dépassait pas le cadre des revendications et des tâches courantes. La tactique se limite à un système de mesures relatives à un problème particulier d’actualité ou à un terrain séparé de la lutte des classes. La stratégie révolutionnaire recouvre tout un ensemble d’actions combinées qui, dans leur relation, leur succession et leur développement, doivent conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir. » (2)

Conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir : tel est l’objectif de la stratégie comme art de vaincre. A l’époque, la complexité était de savoir comment transformer la Russie en un bastion de la révolution mondiale en battant la bourgeoisie et l’impérialisme, tout en évitant l’isolement. Le fait que la révolution reste confinée aux frontières nationales sur un terrain économique et social arriéré comme le territoire russe actuel agit comme un facteur contributif au développement de la bureaucratie. Les défaites en Europe et en Orient au cours des deux décennies suivantes pousseront aussi dans cette direction.

Pour le bolchévisme, la « conquête du pouvoir » ne peut être comprise dans un sens étroitement national. Si le monde habité par ce que l’on appelle les « hommes civilisés » apparaît comme un seul et unique champ de combat, l’espace pour le déploiement de la stratégie est mondial. Tant que la bourgeoisie et l’impérialisme détiennent le pouvoir, les contradictions et les dangers persisteront. L’histoire future le montrera - de la politique militaire erratique des années 1930 qui a ouvert les portes de l’invasion nazie à la conversion de la bureaucratie en bourgeoisie et le démantèlement des conquêtes de la Révolution.

Tout cela n’était pas encore caractérisé quand Trotsky rédige Les Leçons d’octobre suite à une polémique avec un autre chef du parti, Zinoviev. Il était nécessaire de donner une lutte politique pour que l’expérience d’octobre puisse être entendue comme des leçons stratégiques avec un mode d’utilisation pour l’Internationale Communiste fondée quelques années en amont, en 1919 : « Si nous avons eu de la chance dans la révolution d’Octobre, celle-ci n’en a pas eu dans notre littérature. Nous n’avons pas encore un seul ouvrage donnant un tableau général de la révolution d’Octobre et en faisant ressortir les principaux moments au point de vue politique et organisation. Bien plus, les matériaux caractérisant les différents côtés de la préparation de la révolution ou la révolution elle-même ne sont pas encore édités. Nous publions beaucoup de documents et matériaux sur l’histoire de la révolution et du Parti avant et après Octobre. Mais on consacre beaucoup moins d’attention à Octobre même. Le coup de force accompli, il semble que nous avons décidé que nous n’aurions plus à le répéter. De l’étude d’Octobre, des conditions de sa préparation immédiate, il semble que nous n’attendions pas une utilité directe pour les taches urgentes de l’organisation ultérieure. » (Leçons d’Octobre, ch. 1)

Et aujourd’hui ? Est-il pertinent, cent ans plus tard, d’étudier Octobre pour en extraire des leçons utiles dans le présent ? Nous pensons que oui, et l’étude de la Révolution de 1917 est essentielle pour ceux qui ont l’intention de construire une stratégie révolutionnaire basée sur la classe ouvrière au XXIe siècle. Il ne s’agit pas de faire un livre de cuisine, mais de nous préparer à suivre les leçons d’Octobre pour faire face aux tâches d’aujourd’hui.

Le problème de la discontinuité

Dans l’introduction à sa Brève histoire du néolibéralisme, le géographe marxiste David Harvey écrit qu’« il ne serait pas surprenant que les historiens du futur voient les années entre 1978 et 1980 comme un tournant révolutionnaire dans l’histoire sociale et économique du monde ».

Comme nous le savons, ce « tournant révolutionnaire » - plus précisément, contre-révolutionnaire - s’est produit suite à des défaites cruciales du mouvement ouvrier dans différentes parties du monde. Ce sont ces défaites qui ont ouvert la voie au processus de dépossession à grande échelle que le néolibéralisme a signifié. Ce processus a été marqué par le démantèlement des droits sociaux, les attaques sur les conditions de travail et la déprédation des ressources naturelles dont le seul but a été de restaurer un pouvoir total de la classe capitaliste (4).

Ceci a eu un impact subjectif sans précédent sur la classe ouvrière qui a arrêté de concevoir comme possible la construction d’une société alternative au capitalisme. Pour penser d’un point de vue stratégique, faisons une comparaison avec la défaite de la Commune de Paris de 1871 qui a contribué à baliser le développement impérialiste du capitalisme autant qu’à la dégénérescence réformiste de l’Internationale Socialiste, ce qui, de cette façon, a ouvert la voie à la guerre de 1914. La principale différence est qu’aujourd’hui, après cette nouvelle défaite, les liens de continuité avec la tradition marxiste et socialiste manquent. Par exemple, la débâcle de la IIe Internationale en 1914 n’a pas eu pour fin une suppression de la tradition marxiste et socialiste. De son sein surgit une fraction révolutionnaire qui s’est opposée corps et âme au giron chauviniste : Lénine, Trotsky et Rosa Luxembourg, parmi ses représentants les plus éminents, fondateurs de ce qui sera la Troisième Internationale, en référence au bolchevisme et à ses protagonistes pour les deux premiers, de la première révolution ouvrière triomphante de l’histoire. Le réformisme fondé sur un secteur privilégié de la classe ouvrière, ce que l’on appelle l’« aristocratie ouvrière » - phénomène que Marx avait prédit d’une certaine manière dans ses analyses des travailleurs britanniques -, s’est effondré lorsque les contradictions inter-impérialistes ont éclaté. L’aristocratie ouvrière préférera l’alignement sur ses propres bourgeoisies nationales que l’internationalisme de classe.

Ceci, sans aucun doute, constitua une importante « crise subjective » pour la classe ouvrière. En effet, la période de croissance économique qui s’était ouverte après la défaite de la Commune fut accompagnée d’une série de victoires tactiques dans la sphère parlementaire et syndicale, notamment en Allemagne et en France (au travers du « ministérialisme »). Cela a généré l’illusion qu’il était possible de mettre en œuvre un processus d’amélioration progressive des conditions de travail de la classe ouvrière, sans avoir besoin d’une révolution violente.

Mais immédiatement après l’effondrement de cette internationale, la Révolution a triomphé dans un pays comme la Russie et la Troisième Internationale a émergé. Au cours de l’offensive néolibérale, en revanche, un coup fut porté aux organisations de la classe ouvrière : contrairement à la défaite de la Commune, la défaite du cycle 1968-1980 ne conserva pas un courant réformiste puissant dans le mouvement ouvrier. Les partis socialistes et communistes se sont « libéralisés ». Au Chili, le PC fit partie d’un gouvernement bourgeois, bien qu’il maintienne ses racines dans la bureaucratie syndicale. L’idée de « révolution » et de « socialisme », ou la défense des travailleurs en tant que sujet social et politique ayant la capacité de transformer la société, a disparu de « l’imaginaire social ». À l’heure actuelle, l’un des endroits au monde où les organisations qui se réclament du trotskisme, du socialisme et du « gouvernement ouvrier », ont un poids politique et une influence nationale est l’Argentine, avec le Front de gauche et des travailleurs (FIT).

L’essor du néolibéralisme et ses effets

L’essor du néolibéralisme a été une attaque d’une telle ampleur que la perspective d’une société alternative au capitalisme, et les organisations qui prétendaient être attachées à cette tradition - y compris, bien sûr, les partis communistes qui usurpaient la tradition de 1917 - furent profondément affaiblies. Au cours de la décennie 2000 en particulier, même un certain nombre d’organisations qui appartenaient au trotskysme, comme l’ancienne LCR française, se sont dissoutes, laissant par exemple la place à de nouveaux types de partis « larges ». Le réformisme de son côté prend également un nouvel aspect : si auparavant c’était les partis socialistes ou les partis communistes qui se battaient pour les réformes dans le cadre du capitalisme, aujourd’hui, ce sont des courants comme Podemos ou Syriza, ou dans la version française, la France insoumise. Mais cela arrive à un stade historique qui, contrairement à la période entre la Commune et la Première Guerre mondiale, est marqué par le démantèlement des conquêtes. Si, à cette époque, une « aristocratie ouvrière » s’était formée en dernière instance sur la spoliation de la périphérie par le centre, aujourd’hui, toutes les conquêtes de l’État-providence sont liquidées et les conditions de vie des travailleurs, dans les centres, la périphérie et les anciens États ouvriers profondément attaquées.

Aux Etats-Unis c’est la déroute du mouvement syndical municipal de New York en 1975 et 1977 et la victoire de Ronald Reagan sur les contrôleurs aériens en 1981, avec le remplacement des militaires et des mises à pied massives, qui lance le néolibéralisme ; au Royaume-Uni de Margaret Thatcher, c’est via le coup porté aux mineurs en grève en 1984 pendant près d’un an, résistant à la vague de licenciements et de fermetures de mines annoncée par le gouvernement (qui avait fait le choix d’importer le minerai). Ni aux Etats-Unis ni au Royaume-Uni, il n’était nécessaire de supprimer le régime démocratique formel et d’opérer un coup d’Etat similaire à celui du Chili en 1973 pour vaincre le mouvement ouvrier.

En Chine, le chemin fut celui de la reconversion de la bureaucratie du Parti communiste, depuis la fin des années 1970, d’abord, à travers l’autonomisation des municipalités et des banques vis-à-vis de l’État, des politiques visant à diminuer la valeur de la force de travail impulsant l’émigration massive depuis la campagne, l’ouverture croissante à l’investissement privé étranger, et une fluidification des relations avec Hong-Kong, qui jouait le rôle de « pont avec le marché mondial » et de tremplin capitaliste. En URSS et en Europe orientale, la route fut celle du détournement des mobilisations, cantonnées à un faible niveau de la subjectivité, à la suite des déroutes précédentes des révolutions politiques de la décennie 1950, dans certains pays de la mal nommée « orbite socialiste ». Par exemple en Hongrie. En 1980, la Pologne - où un grand processus de révolution politique et de contre-attaque vis-à-vis des plans néolibéraux auraient pu voir le jour -, a, de ce point de vue, marqué un tournant à droite, fertilisant le terrain pour la restauration (5).

Selon Harvey, dans son ensemble, ce ne serait pas un processus basé sur la coercition. D’après lui, « pour qu’un revirement d’une telle ampleur puisse avoir lieu, est nécessaire la préalable construction du consentement politique à un spectre suffisamment large de la population comme pour gagner les élections. Ce que Gramsci appelle le « sens commun » (défini comme « le sens possédé en commun ») est ce qui, typiquement, construit le consentement. Le sens commun se construit sur des pratiques basées sur l’époque de la socialisation culturelle, qui sont profondément enracinées dans les traditions régionales ou nationales. Ce n’est pas la même chose que le « bon sens », qui peut être construit à partir de la participation critique aux problèmes actuels. Par conséquent, le sens commun peut tromper, obscurcir, ou couvrir profondément des véritables problèmes sous les préjugés culturels [...] Le mot « liberté » résonne si largement dans le sens commun des Américains qu’il se convertit en un « bouton sur lequel les élites peuvent appuyer pour accéder aux masses » dans le but de justifier pratiquement tout ». (6)

Au Chili, évidemment, et comme Harvey lui-même le reconnaît, le tournant ne s’est pas produit à partir d’une construction antérieure du consentement politique. C’est avec le coup d’Etat de 1973 que s’est ouvert un chemin vers les recettes néolibérales. C’était une défaite physique. La « production du consentement » était une tâche qui a été déléguée à la « démocratie du consensus » et à l’ancienne coalition. Décrivant le choc néolibéral, quand a été utilisée la recette de la « liberté », Harvey écrit que le résultat du travail coordonné de la dictature et des Chicago Boys (7) « avec le FMI a été la restructuration de l’économie en phase avec leurs théories. Ils abandonnèrent les nationalisations et privatisèrent les biens publics, ils ouvrirent les ressources naturelles (l’industrie de la pêche et du bois, entre autres) à l’expropriation privée et non réglementée (dans de nombreux cas sans jamais prêter attention aux revendications des habitants indigènes), ils privatisèrent la Sécurité sociale et facilitèrent l’investissement direct étranger et une plus grande liberté du commerce. Le droit des sociétés étrangères de rapatrier les bénéfices de leurs opérations chiliennes était garanti. La croissance basée sur les exportations a été favorisée par rapport à la substitution des importations. » (8)

Harvey explique bien le travail de la dictature chilienne au plan économique et social. Du point de vue politico-stratégique, cela signifiait une défaite importante qui impliquait la destruction ou la conversion des organisations syndicales et politiques qui s’étaient développées pendant la période antérieure de poussée des masses. Contrairement à ce qui s’est passé avant 1973, les nouveaux processus de lutte des classes ne s’accompagneront généralement pas de débats stratégiques et programmatiques à un niveau massif, en général mais aussi au sein des organisations politiques. En ce sens la réappropriation de l’expérience de la Révolution Russe de 1917, du point de vue stratégique, est aussi un moyen de lutter contre les conséquences de la défaite historique et de préparer le « droit à la résurrection des vaincus ».

Le pouvoir Etatique

La perte relative de souveraineté des Etats-nations contre le grand capital a conduit beaucoup d’entre eux à faire leur le discours qui établit une dichotomie entre ceux qui favoriseraient moins le gouvernement et ceux qui lutteraient pour plus d’Etat, situant les premiers à droite et les seconds à gauche. La principale considération dans cette forme de pensée est que l’État a abandonné son rôle dans l’économie. Mais la vérité est que l’abandon de l’activité économique de l’État - et la livraison éhontée de ressources naturelles et de services qui contrôlaient divers groupes capitalistes - n’a rien à voir avec sa disparition en tant qu’acteur dans la société. Harvey écrit : « Les théoriciens du néolibéralisme abritent cependant de profonds soupçons envers la démocratie. Le gouvernement de la majorité est considéré comme une menace potentielle pour les droits individuels et les libertés constitutionnelles. La démocratie est considérée comme un luxe, qui n’est possible que dans des conditions de prospérité relative dans lesquelles la classe moyenne est également fortement présente pour assurer la stabilité politique. Les néolibéraux tendent donc à favoriser des formes de gouvernement dirigées par des élites et des experts. Il existe une forte préférence pour l’exercice du gouvernement à travers des décrets promulgués par le pouvoir exécutif et par des décisions judiciaires plutôt que par des décisions démocratiques et au parlement. Les néolibéraux préfèrent isoler certaines institutions clés, telles que la banque centrale, des pressions de la démocratie. Étant donné que la théorie néolibérale se concentre sur la primauté du droit et l’interprétation stricte de la constitutionnalité, on en déduit que le conflit et l’opposition doivent être résolus par la médiation des tribunaux. Les individus doivent chercher des solutions et des remèdes à tous les problèmes par le biais du système légal. » (9)

Le cadre est complexe. Il est évident que le terme de démocratie par lui-même est extrêmement insuffisant pour déterminer le caractère de l’État et du régime au Chili. Il s’agit plutôt d’une démocratie blindée, dans laquelle l’existence du suffrage universel, du parlement et de la représentation coexiste avec des institutions telles que le Tribunal constitutionnel qui peut considérer que l’« exercice syndical » constitue une attaque contre la liberté individuelle. Cette énormité s’est exprimée dans une décision récente qui a maintenu la légalité des groupes de négociation, montrant de facto quels intérêts sert enchevêtrement institutionnel, ou encore dans le renforcement de la machine répressive qui agit évidemment pour protéger les intérêts du capital comme nous le voyons dans l’Araucanía.

Survient alors une question : comment parvenir à des fins politiques contraires aux intérêts capitalistes s’il existe un tel cadre de pouvoir pour les protéger ? La mise à jour de ce problème renforce la définition léniniste de l’État en tant que mécanisme d’oppression de la classe exploitée. Cela n’annule pas la complexité du fait que ce perfectionnement est développé de manière démocratique.

De mauvaises alternatives à cela seraient de ne pas le considérer comme un problème stratégique et de nier l’Etat comme une concentration du pouvoir. Au Chili, le coup d’État et la dictature peuvent être compris, à notre époque, comme l’État dans son expression maximale : des détachements d’hommes armés défendant la propriété capitaliste privée.

Comment faire face à cette question ? En 1917 deux solutions sont apparues. Premièrement, un processus de désintégration de l’Etat, et deuxièmement, la préparation du parti bolchévique et de sa direction pour exécuter les tâches que cette situation ouvrait du point de vue du pouvoir. Produit des pénuries de la guerre, ces « détachements d’hommes armés », tendaient à la désagrégation.Selon Harold Walter Nelson, colonel de l’armée américaine, admirateur et spécialiste de Trotsky en tant que stratège militaire, « le manque de cohésion et le faible niveau de compétences pour le combat qui caractérisait la garnison de Pétrograd avaient été un facteur déterminant pour le résultat de la Révolution de Février. Il existe des preuves que les autorités de Petrograd ont perçu la possibilité d’émeutes et ont élaboré des plans pour faire face à cette éventualité avant la crise de février. Mais les plans avaient peu d’importance historique, puisque les archivistes sont presque unanimes à souligner l’absence d’un effort coordonné pour soutenir les détachements fidèles au gouvernement. Même les plans pour nourrir les patrouilles de sécurité étaient insuffisants. La garnison est tombée dans l’inactivité, acceptant passivement le résultat de laRévolution de Février, se convertissant même en terrain fertile pour les agitateurs bolchéviques. » (10)

Le tsarisme ne pouvait pas se défendre. La lutte ultérieure entre le gouvernement provisoire aux mains des socialistes modérés et le bolchévisme fut aussi une lutte pour le contrôle des forces armées. La pratique bolchévique en 1917, ne fut ni une incoporation au régime démocratique bourgeois né de de la Révolution de Février, ni la formation d’un appareil militaro-Etatique entièrement externe à l’appareil d’Etat central, et capable de s’opposer aux forces armées du gouvernement provisoire avec ses propres ressources. C’était plutôt la conjugaison entre la « modération » du gouvernement qui ne répondait pas à l’aspiration à la guerre et aux grandes propriétés terriennes, l’action révolutionnaire des masses avec la classe ouvrière et les paysans déployant leur initiative et formant des soviets, les pénuries, et en ce qui concerne le Parti bolchévique, la lutte contre le programme réformiste et une politique qui a simultanément développé l’insertion sur le front et dans la garnison de Petrograd, avec la formation de milices ouvrières et de milices rouges, qui ont préparé les conditions de la victoire d’octobre.

Une guerre impérialiste n’est pas une condition sine qua non de l’ouverture des crises étatiques et de l’appareil répressif. Penser aujourd’hui quelles sont les voies possibles pour des scénarios de ce type, c’est s’éloigner de l’illusion réformiste qui veut « réformer les forces armées », idée qui oublie totalement comment les choses se sont passées en 1973.

La grève générale et l’insurrection

La Révolution de 1905 avait fait de la grève générale un problème stratégique central, montrant le potentiel de la classe ouvrière à désorganiser les forces de répression de l’Etat par cette méthode, sa combativité et sa capacité créatrice. Celles-ci ont touché de grandes personnalités, des révolutionnaires comme Rosa Luxembourg. Cependant, en 1917, la relation entre la grève générale et la prise du pouvoir a été soulevée de façon plus complexe. D’une certaine manière, l’expérience de 1905 enseignait qu’une grève générale ne suffisait pas au prolétariat pour conquérir le pouvoir. Pour cette raison 1905 a également soulevé le problème de l’insurrection qui s’est développée principalement dans la région de Moscou, et finalement vaincue par l’armée.

Trotsky a écrit des années plus tard qu’« en 1917, en dépit de la bonne politique du Parti bolchevique et du développement de la révolution, les couches les plus défavorisées et impatientes du prolétariat ont commencé, de septembre à octobre, même à Petrograd, à mettre de côté le bolchevisme en se tournant vers les syndicalistes et les anarchistes [...] A partir du conflit en juillet 1917, la tactique des bolchéviks fut différente : ils ne lancèrent pas de grèves, ils les ralentirent parce que chaque grande grève avait tendance à devenir une confrontation décisive alors que les prémisses politiques n’étaient pas encore mûrs. Cependant, au cours de ces mois, les bolcheviks continuaient à se mettre en tête de toutes les grèves qui ont éclaté en dépit de ses avertissements, principalement dans les secteurs les plus arriérés de l’industrie [...] Si, dans certaines circonstances, les bolcheviks déclenchaient les grèves dans l’intérêt de la Révolution, dans d’autres conditions, au contraire, ils dissuadaient les travailleurs de se mettre en grève, toujours dans l’intérêt de la Révolution. Dans ce domaine, comme dans les autres, il n’y a pas de recette toute faite. La tactique des grèves pour chaque période s’intègre toujours à leurs tactiques générales, et le lien entre la partie et le tout est clair pour les travailleurs d’avant-garde » (11).

Loin de tout fétichisme de la méthode, le bolchevisme agit à partir de l’analyse des situations concrètes et pense les méthodes de lutte selon cette analyse. C’est avec cette logique que Lénine écrivit, par exemple La Maladie infantile du communisme, qui traite de l’utilisation de la tactique parlementaire, de la participation des révolutionnaires aux syndicats réactionnaires ou des accords et compromis avec les adversaires et ennemis. Même dans un scénario aussi convulsif que la Révolution de 1917, la souplesse tactique est appropriée, tant qu’elle reste toujours subordonnée à la stratégie : la conquête du pouvoir par la classe ouvrière.

Mais, ceci étant posé, la valorisation de l’insurrection en tant qu’art reste l’une des principales conquêtes stratégiques de la révolution de 1917. Sans disposition à planifier militairement la prise du pouvoir, en fonction de la désintégration de l’appareil d’Etat et de la formation des milices, la prise du pouvoir eut été impossible.

Gagner la majorité et passer à l’offensive

Mais pour mener à bien l’insurrection, la clé est la préparation politique. L’insurrection, le moment offensif de la révolution, l’exige. Le bolchévisme défendit en 1917 un programme qui se rattachait aux masses : la paix, le pain et la terre, tandis que, le gouvernement provisoire, lui, ne prenait en considération aucune des aspirations des masses. Ce fut la clé, tout au long du processus, pour que les bolchéviks emportent la majorité. Loin d’un ultimatisme militariste,la solution était la tactique que l’on allait ultérieurement nommer « le front unique ». Lors de la tentative de putsch de Kornilov visant à détruire le bastion révolutionnaire de Petrograd, « quelle direction le parti bolchevik a-t-il pris ? Il n’hésita pas une seconde à conclure un accord pratique avec ses geôliers, Kerensky, Tseretelli, Dan, pour lutter contre Kornilov. Partout des comités de défense révolutionnaires furent créés, où les bolchéviques étaient minoritaires, ce qui ne les empêcha pas de jouer un rôle de premier plan. Quand il y a des accords qui cherchent à développer l’action révolutionnaire des masses, le parti révolutionnaire le plus conséquent et décidé gagne toujours. Les bolchéviks étaient en train de détruire les barrières qui les séparaient des ouvriers menchéviks et, surtout, des soldats socialistes-révolutionnaires, pour les attirer derrière eux. », explique Trotsky. (12)

Une fois la victoire contre Kornilov assurée, les bolchéviks ont lancé la tactique « à bas les ministres capitalistes » déclarant qu’ils étaient prêts à renoncer à l’insurrection si le gouvernement expulsait la bourgeoisie. Le gouvernement provisoire a refusé. Son rôle n’a pas changé : il a continué à utiliser les paysans et les ouvriers comme chair à canon de la guerre impérialiste, et sans céder la terre.

Mais les bolcheviks avaient conquis la plupart des soviets. Dans le feu de la défense contre Kornilov l’armement des ouvriers s’était répandu. La garnison de Petrograd obéissait maintenant au Soviet et non au gouvernement, alors que le Comité Militaire Révolutionnaire, dirigé par Trotsky, était créé. C’est par la combinaison entre l’offensive stratégique - l’accroissement de la capacité militaire pour la révolution à travers les gardes rouges, la garnison, le comité - et une défense tactique pour garantir la réalisation du Deuxième Congrès des Soviets, et légaliser le transfert du pouvoir du gouvernement provisoire à ces derniers,que la prise du pouvoir a pu s’opérer les 25-26 octobre (selon le calendrier en vigueur en Russie à l’époque). Elle s’effectua moyennant des crises internes importantes dans le Parti bolchévik : pendant que Lénine et l’aile gauche souhaitaient ne pas attendre le Congrès pour lancer l’insurrection, un autre secteur avec Zinoviev et Kamenev, s’opposait. Le scénario qui se concrétisa finalement concorda avec le plan proposé par Trotsky : couvrir l’insurrection avec la légalité soviétique pour profiter des avantages de la défense tactique en vue de l’offensive stratégique.

La leçon principale d’Octobre

« Après Octobre, il semblait que les événements en Europe se développeraient d’eux-mêmes avec une telle rapidité qu’ils ne nous laisseraient même pas le temps de nous assimiler théoriquement les leçons d’Octobre. Mais il s’est avéré qu’en l’absence d’un parti capable de le diriger, le coup de force prolétarien devenait impossible. Le prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir par une insurrection spontanée : même dans un pays industriellement très développé et hautement cultivé comme l’Allemagne, l’insurrection spontanée des travailleurs (en novembre 1918) n’a pu que transmettre le pouvoir aux mains de la bourgeoisie. Une classe possédante est capable de s’emparer du pouvoir enlevé à une autre classe possédante en s’appuyant sur ses richesses, sur sa "culture”, sur ses innombrables liaisons avec l’ancien appareil étatique. Mais, pour le prolétariat, rien ne peut remplacer le Parti » (13)

Après les défaites historiques comme celles que nous avons subies au cours de l’offensive néolibérale, cette leçon d’octobre est peut-être la plus importante. Comment allons-nous donner une « valeur d’usage » à la riche expérience de 1917 s’il n’y a pas une organisation prête à se battre pour les objectifs pour lesquels les bolchéviks se sont battus ? Aujourd’hui, comme hier, nous continuons à vivre dans une société capitaliste qui condamne l’écrasante majorité de la population à la misère alors qu’un petit nombre s’enrichissent. La lutte des classes est une réalité. Construire un parti capable de diriger stratégiquement la prise du pouvoir par la classe ouvrière est une tâche d’actualité.

Juan Valenzuela est professeur de philosophie (Chili)

Traduction : Flo Balletti

NOTES

(1) Trotsky, Images de Lénine, Série de l’ère populaire, Mexique, 1970, p. 11.

(2) Trotsky, L’internationale communiste après Lénine, 1928.

(3) Trotsky, Leçons d’Octobre, 1924.

(4) Sur le concept de « restauration bourgeoise » et les contradictions de ce processus dans le cadre de la crise capitaliste, cf. M. Maiello et E. Albamonte , « Les limites de la restauration bourgeoise ».

(5) Sur la discussion sur la complexité des anciens Etats ouvriers « déformés », et comment ils ont fourni le terrain des processus de restauration, cf. Claudia Cinatti « L’actualité de l’analyse de Trotsky face aux nouvelles (et anciennes) controverses sur la transition au socialisme ».

(6) David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, tr. fr. Paris, Les prairies ordinaires, 2014.

(7) Les Chicago Boys sont un groupe d’économistes chiliens néolibéraux influencés entre autres par Milton Friedman.

(8) D. Harvey, op. cit.

(9) Idid., p.76.

(10) Nelson, Harold Walter, Léon Trotsky et l’art de l’insurrection,tr. esp. 2016, p. 190.

(11) Trotsky, Comment vaincre le fascisme, (1930-1933).

(12) Ibid.

(13) Trotsky, Leçons d’octobre, op. cit.


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