×

Entretien

Attaqué pour avoir critiqué le livre d’une chercheuse CNRS : « la lutte contre l’islamophobie est criminalisée »

Avocat et militant antiraciste, Rafik Chekkat est poursuivi en diffamation pour un article portant sur l’ouvrage d’une anthropologue du CNRS sur le « frérisme ». Un procès bâillon pour une recension critique d'un ouvrage complaisamment relayé par de nombreux médias. Entretien.

Paul Morao

8 juin 2023

Facebook Twitter
Attaqué pour avoir critiqué le livre d'une chercheuse CNRS : « la lutte contre l'islamophobie est criminalisée »

RP : Bonjour Rafik, le 14 mars dernier tu signais sur Orient XXI une recension critique de Le Frérisme et ses réseaux, un ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler qui te vaut aujourd’hui d’être poursuivi en diffamation. Pourrais-tu commencer par revenir sur le contenu de ta critique ?

Je tiens d’abord à souligner la difficulté qu’il y a à faire une recension de l’essai de Florence Bergeaud-Blackler (FBB). Présenté comme une « enquête » menée par une anthropologue du CNRS, le livre est en réalité un mélange d’opinions, de raccourcis, d’arguments d’autorité et d’anecdotes personnelles. Je n’ai rien contre ce style en soi, qui ailleurs peut être intéressant. Mais qu’on n’appelle pas ça « enquête ». Ou alors les mots n’ont plus de sens.

Polémique et assez peu rigoureux, ce livre est un énième opus d’une littérature complotiste bien fournie. Il s’appuie en grande partie sur des matériaux de seconde main (aucune enquête à proprement dite n’a été menée par l’auteure, qui rappelle d’ailleurs qu’elle ne maitrise pas la langue arabe). L’essai est à ranger selon moi aux côtés des ouvrages d’Alexandre Del Valle (que FBB cite de manière élogieuse), ou de Bat Ye’or (qu’elle ne cite pas).

Sur la forme, Le Frérisme et ses réseaux prend les allures d’un annuaire géant. Les lecteurs sont noyés par un flot continu de noms propres et d’acronymes, souvent sans lien les uns avec les autres, qui donne l’impression d’un gigantesque écosystème « frériste » qui aurait infiltré tous les rouages de la société. Partant de ce constat, l’auteure se propose de dénouer l’élément islamiste dans la société, comme naguère les antisémites cherchaient à « dénouer l’élément juif », pour reprendre une expression chère à Hannah Arendt.

L’auteure définit le « frérisme » (synonyme dans le livre d’islamisme, parfois même d’islam), comme « un projet intellectuel, politco-religieux, visant l’instauration d’une société islamique mondiale. » Elle reprend à son compte la thèse éculée de l’islamisation de la société, dont le moteur serait le « frérisme », acteur que l’auteure définit comme insaisissable. A partir de telles prémisses, FBB peut raconter ce qu’elle veut. Tout ce qu’elle affirme est proprement invérifiable. Voilà ce que j’ai voulu dire dans ma recension publiée sur le site Orient XXI.

RP : Après la publication de ton texte, FBB t’attaque en diffamation. Est-ce que tu pourrais nous expliquer sa plainte et les motivations qu’elle avance pour s’en prendre à un article qui constitue une prise de position argumentée sur son livre ?

Les réactions d’un auteur face à la critique sont un bon indicateur de l’honnêteté intellectuelle de sa démarche. Les semaines qui ont suivi la parution du livre de FBB ont été relativement calmes. L’auteure faisait sa promotion (sans la moindre contradiction) dans la presse de droite (Marianne, Figaro, etc.). Les premiers articles critiques sont venus casser ce monologue. FBB et ses soutiens (en particulier Fadila Maaroufi avec qui elle a fondé à Bruxelles Le Café laïque et L’Observatoire des fondamentalismes), ne l’ont semble-t-il pas supporté et ont aussitôt pourri le débat en qualifiant toute personne critique d’ignorante, islamiste (ou complice des islamistes), de ne pas avoir lu le livre, voire de ne pas savoir lire du tout. Pour éviter d’être confondue, FBB (via ses soutiens), ont rendu le débat impossible.

Une méthode pratique qui permet de ne jamais aborder les faiblesses théoriques du livre. Par exemple, FBB parle de « fréro-salafisme » (expression aussi farfelue que « trostsko-stalinisme ») ; elle fait de l’« indigénisme » et de la « pensée décoloniale » un produit des Frères musulmans ; elle fustige la collusion entre le « wokisme » et l’ « islamisme » ; elle reprend à son compte le concept d’ « islamo-gauchisme »... Une prose plus proche d’un talk show de CNews que de la parole sérieuse et argumentée d’une chercheuse au CNRS.

Dès qu’une personne en vue partage une recension critique du Frérisme et ses réseaux, FBB réagit vertement en mettant son avocat en copie. Quand le distingué professeur John L. Esposito (Georgetown University) a partagé la traduction anglaise d’une recension critique de François Burgat, FBB a répondu de manière vigoureuse en le menaçant à mots couverts d’un procès. Rien de surprenant alors qu’elle veuille porter plainte contre moi pour « diffamation ».

RP : Quelle réponse prépares-tu face à cette attaque ?

N’ayant jamais écrit quoi que ce soit de répréhensible, je suis serein. Ce qui est amusant en l’espèce, c’est la torsion des faits opérée par FBB. Depuis la publication de ma recension, je suis la cible constante d’identitaires sur Twitter. Il me suffit d’évoquer le nom de FBB pour être injurié et qualifié d’islamiste, frériste, intégriste, entriste, etc. Les défenseurs de FBB m’invitent (de manière plus ou moins élégante) à « rentrer chez moi » ou à aller vivre en Iran, Afghanistan ou dans un quelconque pays musulman.

C’est la première fois qu’un de mes articles (j’en ai pourtant rédigé des dizaines) me vaut ces propos racistes et suscite une telle violence verbale. Pour ma défense, il me suffit donc de verser au dossier les insultes proférées à mon endroit par les soutiens directs de FBB (Fadila Maaroufi, Café Laïque et Observatoire des fondamentalismes). Les constats d’huissier ont déjà été dressés. FBB et ses soutiens ont donc tout à perdre à lancer une procédure en « diffamation ».

RP : Tu es attaqué en diffamation par une chercheuse qui a fait ces dernières semaines de la « liberté d’expression » son cheval de bataille. Dans le même temps, les tribunes et tweets publiés récemment par FBB militent en faveur de l’interdiction de toute dénonciation de l’islamophobie. Quiconque dénonce le racisme anti-musulmans est taxé de complice de « l’islamisme » et accusé de mettre en danger de mort les personnes critiquées. Où en est la liberté d’expression des antiracistes comme toi ?

FBB reprend à son compte une formule courante dans les milieux islamophobes, selon laquelle l’accusation d’islamophobie tue. Le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, l’assassinat de Samuel Paty, voire le cas de Salman Rushdie, sont évoqués à l’appui de cette assertion. Celle-ci repose sur la confusion (courante dans la plupart des raisonnements racistes) entre corrélation et causalité.

Je m’explique. Qu’ont en commun ces trois cibles ? Elles ont été accusées, publiquement, de tenir des propos islamophobes. Peut-on pour autant tirer une règle générale de ces cas, aussi dramatiques soient-ils ? Autrement dit, toutes les personnes qui profèrent des propos islamophobes (et le paysage médiatique et politique en est saturé), sont-elles la cible de violences physiques ? Bien sûr que non. Rien ne permet d’affirmer que l’accusation d’islamophobie tue. Cette formule vise d’abord à criminaliser le terme même d’islamophobie.

D’autant que l’islamophobie elle-même tue. Les massacres au sein de mosquées en Nouvelle-Zélande ou au Canada l’ont montré. La France n’est pas en reste, même si les attaques ont pris un tour moins dramatique. A Brest, un imam s’est fait tirer dessus par un homme qui avait prémédité son geste en envoyant une lettre de menaces à la mosquée. Toujours en 2019, à Bayonne, un octogénaire à ouvert le feu sur deux fidèles à l’entrée d’une mosquée et a tenté de l’incendier. A Dole (Jura), un homme a foncé avec son véhicule sur une famille musulmane.

On pourrait également citer les femmes portant un foulard agressées physiquement à Clichy-sous-Bois par des policiers, ou à Montpellier par un policier à la retraite. On pourrait enfin citer les divers groupes nationalistes qui projettent de commettre des actions violentes contre des personnes musulmanes ou le procès à venir contre 13 hommes et 3 femmes membres du groupe identitaire « Action des forces opérationnelles », soupçonnés là aussi d’avoir préparé entre 2017 et 2018 des actions violentes visant des musulmans.

RP : L’attaque que tu subis s’inscrit d’ailleurs dans une longue liste d’offensives liberticides contre les organisations antiracistes de la part du gouvernement, avec notamment la dissolution d’organisations luttant contre l’islamophobie (CCIF, CRI), ou d’ONG musulmanes (BarakaCity). On se rappelle également la dissolution avortée de Palestine Vaincra au motif, notamment, que l’organisation véhiculait « l’idée d’une islamophobie à l’échelle internationale ». Quelle est la responsabilité de l’État dans l’offensive que subissent celles et ceux qui dénoncent l’islamophobie ?

On dit souvent que le déni suit le racisme comme son ombre. La criminalisation de l’islamophobie suit comme son ombre l’offensive répressive gouvernementale contre les personnes ou structures musulmanes. Évoquer l’islamophobie, plus encore l’islamophobie d’État, ne relèverait plus de la liberté d’expression, mais d’un « séparatisme islamiste » érigé en menace existentielle contre la République.

Tu cites à juste titre les motifs de la dissolution avortée de Palestine Vaincra. On pourrait également citer le décret portant dissolution de l’association Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), du 20 octobre 2021. Il reproche notamment à cette structure d’œuvrer « activement, en particulier par l’intermédiaire des réseaux sociaux, à cultiver le soupçon d’islamophobie au sein de la société française. »

De son côté, la Charte pour les principes de l’islam de France (plus connue sous le nom de « Charte des imams »), texte politique sans équivalent dans les autres cultes, que doivent signer les responsables de mosquées sous peine de diverses mesures de rétorsion administratives, dispose dans son article 9 que : « les musulmans de France et les symboles de leur foi sont trop souvent la cible d’actes hostiles. Ces actes sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. »

Le moins que l’on puisse dire est que les autorités portent une lourde responsabilité dans la criminalisation de la lutte contre l’islamophobie, qui participe du vent mauvais qui souffle en France contre les droits et libertés.

RP : La réaction médiatique et politique suscitée par les critiques comme la tienne ou celle de chercheurs comme François Burgat, et attisée par l’annulation d’une de ses conférences à La Sorbonne pour des raisons floues, a été impressionnante : tribunes dans Marianne, articles à charge contre ses critiques dans Le Point, Charlie Hebdo ou sur Europe 1, rencontre avec Gérald Darmanin, campagne de soutien de la droite et de l’extrême-droite. Quel regard portes-tu sur l’ampleur de ce dispositif, qui évoque les campagnes et autres paniques morales récentes contre le « wokisme » ou « l’islamo-gauchisme » ? Qui sont les gens qui soutiennent Florence Bergeaud-Blackler ?

C’est très bien de poser la question car au fond FBB n’est que le symptôme d’un mal plus grand. Sur la quantité de livres de sciences humaines qui parait chaque année, combien bénéficient de la même exposition médiatique que Le Frérisme et ses réseaux ? Très peu. Comment expliquer un tel décalage ? Si la réponse n’est pas à chercher du côté de la qualité du livre de FBB, il faut regarder du côté du contexte.

En raison de son caractère polémique et complotiste, de ses cibles (principalement les personnes et institutions musulmanes, mais aussi la gauche), le livre est dans l’ère du temps. Il a été chaleureusement accueilli par les diverses franges de la droite sécuritaire, autoritaire et islamophobe, trop heureuses de donner un vernis universitaire à leurs obsessions. FBB a répondu aux invitations de Mathieu Bock-Côté (CNews), Sud Radio ou encore Front Populaire, mais a décliné celle de Libération, laissant son avocat s’exprimer à sa place.

La tournée médiatique de FBB est révélatrice de la médiocrité journalistique sur les questions liées à l’islam. Personne n’a relevé les erreurs et approximations qui parsèment son livre, ni ses sorties hasardeuses sur le halal, affirmant qu’il s’agirait d’une invention du XXe siècle, qu’aucune prescription coranique ne viendrait justifier. N’importe quel musulman sait que c’est faux. Sur l’islam, on peut tout dire, la seule condition étant d’épouser l’agenda sécuritaire.

RP : Un dernier mot ? Est-il possible de te soutenir face à cette attaque et comment ?

Il faut continuer d’alimenter le débat, non pour l’hystériser, mais pour perturber le consensus médiatique sur l’islam, qui construit toute visibilité du fait musulman comme une menace, l’avancée d’une « islamisation » de la société. C’est ce que j’essaie de faire à travers le projet Islamophobia et l’émission que nous nous apprêtons à lancer. Parmi les premiers épisodes, il sera question de l’islam dans les médias, mais aussi du complotisme islamophobe. Vu l’actualité islamophobe (personnelle et générale), ce ne sont malheureusement pas les sujets qui manquent.


Facebook Twitter
Mumia Abu Jamal, plus vieux prisonnier politique du monde, fête ses 70 ans dans les prisons américaines

Mumia Abu Jamal, plus vieux prisonnier politique du monde, fête ses 70 ans dans les prisons américaines

La manifestation antiraciste du 21 avril autorisée : tous dans la rue ce dimanche à Paris !

La manifestation antiraciste du 21 avril autorisée : tous dans la rue ce dimanche à Paris !

Répression coloniale. A Pointe-à-Pitre, Darmanin instaure un couvre-feu pour les mineurs

Répression coloniale. A Pointe-à-Pitre, Darmanin instaure un couvre-feu pour les mineurs

Des AED condamnés à de la prison avec sursis pour avoir dénoncé la répression syndicale et le racisme

Des AED condamnés à de la prison avec sursis pour avoir dénoncé la répression syndicale et le racisme

Marche antiraciste du 21 avril interdite à Paris. Face à la répression, faisons front !

Marche antiraciste du 21 avril interdite à Paris. Face à la répression, faisons front !

Peines contre les parents, internats : Attal s'en prend encore aux jeunes de quartiers populaires

Peines contre les parents, internats : Attal s’en prend encore aux jeunes de quartiers populaires

« Place Nette » à Mayotte : le gouvernement relance l'opération Wuambushu pour des expulsions de masse

« Place Nette » à Mayotte : le gouvernement relance l’opération Wuambushu pour des expulsions de masse

Solidarité avec les sans-papiers et les mineurs isolés : tous dans la rue ce vendredi 12 avril !

Solidarité avec les sans-papiers et les mineurs isolés : tous dans la rue ce vendredi 12 avril !