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Allemagne : entre tournant militariste et nécessité de préserver la paix sociale

Il n'y a aucun pays au monde où l'invasion russe de l'Ukraine a eu des répercussions plus immédiates qu'en Allemagne. Cependant, l'évolution historique des dépenses militaires n'en est qu'à ses débuts et se heurte pour l'instant aux impératifs de préservation de la paix sociale. Un équilibre fragile qui ne peut être maintenu à long terme dans le monde convulsif dans lequel nous sommes entrés, et dont la guerre en Ukraine est la première manifestation.

Juan Chingo

7 mars 2022

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Le tournant historique de l’Allemagne

Le 27 février, le chancelier allemand Olaf Scholz a prononcé un discours décisif en annonçant que 100 milliards d’euros allaient être injectés pour la défense allemande dans le cadre d’un fonds spécial destiné à mieux équiper la Bundeswehr [forces armées allemandes]. Ce montant représente près du double de ce qu’elle a reçu sur l’ensemble de l’année 2021. Plus important encore, Scholz a annoncé que l’Allemagne dépensera désormais « bien plus » que les 2% du produit intérieur brut fixés par l’OTAN comme objectif de dépenses pour ses membres, et qu’elle continuera à le faire chaque année. Soit, pour le dire autrement, des dépenses militaires bien supérieures à celles du Royaume-Uni et de la France en termes absolus. Dans le même temps, des discussions sont déjà entamées pour savoir s’il faut réactiver la conscription et accepter l’offre de la France de partager son arsenal nucléaire. De multiples sondages d’opinion en Allemagne montrent un fort soutien à la décision du gouvernement de dépenser 100 milliards d’euros pour armer la Bundeswehr. Entre 65 et 78% de la population soutient en effet le programme de dépenses militaires.

La manœuvre sans précédent de Berlin, qui a utilisé la crise pour justifier son propre réarmement, constitue un développement géopolitique majeur. La crise ukrainienne marque le retour de l’Allemagne au centre de la sécurité européenne en tant que superpuissance. Il est inenvisageable que la militarisation de l’Allemagne se soit faite sans un encouragement tacite des États-Unis découlant de considérations géopolitiques. De ce point de vue, celle-ci est la marque nouvelle de la stratégie d’endiguement de Washington contre la Russie. Hormis ces considérations géopolitiques, ce tournant important réalisé par Scholz, est aussi une réponse à la une forte frustration des militaires et le signal du poids croissant de leurs positions en Allemagne.

Comme le rapporte l’historienne Katja Hoyer dans The Spectator après l’invasion de Poutine :

« Le chef de l’armée allemande est en colère. Les mots d’Alfons Mais étaient teintés d’une frustration évidente lorsqu’il a déclaré que la Bundeswehr avait été « prise le pantalon baissé » dans la crise actuelle en Ukraine : « Les options que nous pouvons offrir aux politiciens pour soutenir l’alliance sont extrêmement limitées ». Une critique politique aussi ouverte est rare de la part de hauts responsables militaires allemands, ce qui a donné à la tirade de Mais une résonance encore plus grande. Il était d’autant plus frustré que lui et d’autres hauts-gradés avaient fait part de leurs préoccupations depuis des années. « Mais nos arguments pour tirer les conclusions de l’annexion de la Crimée et les mettre en pratique n’ont pas trouvé preneur », a-t-il déclaré. Mais a admis : « Je ne me sens pas bien ! J’en ai marre » » [1].

La nécessité de préserver la paix sociale, le modèle de production et la machine à exporter allemands

La décision de l’Occident de lancer une série massive de sanctions, y compris la dite « arme nucléaire » du système Swift, constitue une pièces maîtresse de la riposte occidentale pour forcer Poutine à faire marche arrière. Mais une fois que la liste des sanctions est passée au « peigne fin » des discussions entre les États membres, seulement sept banques représentant un quart du secteur bancaire russe ont finalement été concernées par les sanctions. Il s’agit de VTB, Bank Otkritie, Novikombank, Promsvyazbank, Rossiya Bank, Sovcombank et VEB. L’Union européenne (UE) avait initialement promis de frapper 70 % du système bancaire russe, or deux géants bancaires russes, Sberbank et Gazprom Bank, sont notamment épargnés par cette politique. Exclure la Sberbank aurait impacté les dépôts des épargnants dans les filiales européennes de la banque, ce qui aurait déclenché d’énormes demandes d’assurance-dépôts.

Plus important encore, l’Occident continue de financer la machine de guerre russe avec 700 millions de dollars par jour d’importations de pétrole, de gaz et de charbon. Il est vrai que Poutine n’avait pas prévu le « gel » des réserves de la banque centrale russe. Cela s’est avéré être un véritable problème pour l’économie russe. Mais il a correctement prévu que l’Occident continuerait à acheter du pétrole et du gaz russes. La preuve en est que Robert Habeck, le ministre allemand de l’économie et du climat, a catégoriquement exclu une interdiction des importations d’énergie, arguant qu’elle mettrait en danger la paix sociale en Allemagne. Pourtant, Habeck est un homme politique allemand qui s’était opposé au gazoduc Nord Stream 2 bien avant que cette position soit à la mode.

La réalité est qu’au-delà de la rhétorique économique belliciste, les États membres de l’UE ne sont pas disposés à imposer des sanctions à la Russie dans des domaines considérés comme vitaux pour l’économie de l’UE, tels que l’importation de gaz, de pétrole et de charbon russes. De fait, une interdiction des importations de gaz russe serait un choc brutal pour l’ensemble du modèle économique allemand. Les besoins énergétiques de l’Allemagne et la structure de son industrie d’exportation sont liés.

Par conséquent, malgré l’impact de la guerre en Ukraine, une crise énergétique de grande ampleur reste un scénario improbable (nous ne faisons pas référence ici à la question des prix, qui ont déjà augmenté). Si, en théorie, des mouvements drastiques ne sont pas à exclure - comme ce fut le cas dans les années 1970 lorsque la politique agressive des principaux producteurs arabes a déclenché une puissante stratégie de diversification des approvisionnements des grands pays consommateurs, bouleversant l’équilibre du marché en moins de dix ans et faisant passer l’OPEP (Organisation des pays exportateurs et producteurs de pétrole) de gestionnaire à régulateur du marché - la réalité est que les Européens n’ont pas de réelle alternative à leur relation avec la Russie, car il n’y a pas de solution viable à court terme. Aussi, dès que les tensions se seront quelque peu apaisées, le processus de certification de Nord Stream 2 devrait également reprendre son cours.

Un équilibre fragile : vers des sauts convulsifs en Allemagne

La décision de Scholz a été une sorte de révolution de palais pour ses alliés de la coalition, qui ne l’ont appris qu’au moment où il s’exprimait au Bundestag et recevait une ovation. Selon la presse allemande, le chancelier, inquiet d’une éventuelle opposition des Verts à son discours, ne les a pas prévenus à l’avance de son contenu. Seul le ministre des finances, Christian Lindner (Parti libéral-démocratique de centre-droit), était au courant de sa volte-face en matière de politique étrangère.

Mais, après le choc initial, les premières fissures ont commencé à apparaître. Le tournant militariste violent de l’Allemagne se heurte aux sentiments pacifistes générés en Allemagne après la catastrophe nazie, qui ont donné naissance, dans les années 1980, au plus grand mouvement pacifiste d’Europe lorsque le président américain Ronald Reagan a tenté d’installer des missiles de l’OTAN sur le territoire allemand, dans le contexte de ce qu’on appelle la deuxième guerre froide. Ce mouvement est à l’origine des Verts en tant que parti. Bien qu’instrumentalisées et rendues confuses par le rejet de l’intervention russe - comme le montrent les sondages concernant l’approbation du programme de réarmement militaire - ces traditions ne disparaîtront pas du jour au lendemain. La réalité est que, alors que Scholz tente de créer une nouvelle Allemagne avec une plus grande exposition internationale, son leadership sera mis à l’épreuve.

Pour l’instant, le gouvernement a résisté à toutes les pressions visant à le faire reculer, y compris à la possibilité de remplacer les avions Tornado allemands vieillissants par des F-35 américains. Il s’agirait d’une contribution importante à la dissuasion partagée en Europe, puisque le F-35 peut être utilisé pour transporter des bombes nucléaires américaines. Mais pour s’assurer qu’il n’y aura pas de retour en arrière, Scholz a demandé que l’augmentation des dépenses de défense soit protégée, en l’ancrant dans la constitution allemande, ce qui nécessiterait une majorité des deux tiers. Les trois partis au pouvoir et le chef de l’opposition devront pour cela discipliner toutes les ailes critiques ou dissidentes de leurs partis. Scholz doit également obtenir l’accord de l’opposition conservatrice (CDU/CSU) et des Länder [La République fédérale allemande est divisée en plusieurs Etats]. La CDU/CSU n’est pas opposée par principe, mais souhaite en savoir plus sur les détails du financement.

Ce qui est clair, c’est que les Américains paieront la facture de ce nouveau fardeau impérial pour l’Allemagne et tous les impérialismes européens. Il est probable que les sacrifices qu’ils impliqueront pour la population tempéreront et/ou généreront du mécontentement parmi les masses qui, aujourd’hui, soutiennent massivement le tournant militariste actuel, effrayées par l’invasion russe.

Sur le plan international, les perspectives ne sont pas faciles non plus. L’Allemagne a repris le chemin de la militarisation pour la troisième fois au cours du siècle dernier. Et comme le dit l’analyste géopolitique George Friedman : « 2022 n’est pas 1914 ou 1939, mais une Allemagne armée est quelque chose de significatif » [2]. Une fois encore, les ambitions de l’impérialisme allemand remontent à la surface. Comme l’a exprimé l’ancien ministre des Affaires étrangères et actuel président Frank-Walter Steinmeier dans un discours au Bundestag - et dans un discours à la Conférence sur la sécurité de Munich - fin janvier/début février 2014, lorsqu’il a déclaré que l’Allemagne était « trop grande et trop importante » pour se limiter plus longtemps à « commenter la politique mondiale en tant qu’observateur ».

Le pivot vers l’Europe et le pivot vers l’Asie pour le double endiguement de la Russie et de la Chine - incarnés par l’OTAN et le Quad- sont désormais des options incontournables pour Biden. Mais ces besoins géostratégiques vont bien au-delà des ressources de l’hégémonie américaine, divisée et en déclin. C’est ce vide que l’Allemagne utilise pour redéployer ses ailes, répondant ainsi à la demande formulée depuis des années par le Pentagone d’augmenter son budget militaire et sa contribution à l’OTAN, alors que personne ne s’y attendait.

Cette décision stratégique inattendue et l’utilisation de la crise ukrainienne pour justifier son propre réarmement pourrait incarner un sérieux revers de médaille pour Washington et son choix politique de jouer un rôle de second ordre en Ukraine, en ce que cela pourrait marquer le début d’une mutation indépendante de la politique étrangère de la principale puissance européenne. Sur le front européen, l’UE semble plus forte que jamais. Mais derrière la façade, le formidable ensemble de sanctions reste marqué par des intérêts incompatibles entre les nations européennes. La nouvelle étape décidée par l’Allemagne n’est pas une bonne évolution stratégique pour Paris, dont la suprématie militaire en Europe est le principal instrument pour peser sur le concert européen. Sans parler de Londres et même de Rome. Des deux côtés de l’Atlantique, les Alliés n’aimeraient pas se trouver face à des Allemands, conscients de leur poids, qui déploieraient leur armée rénovée du mauvais côté.

Toute cette série de contradictions internes et externes laisse présager que la stabilité chère à l’Allemagne touche à sa fin et qu’elle entre dans une période convulsive en phase avec le caractère du monde en 2022. Une mise à jour de « l’ère des crises, des guerres et des révolutions », dont les îlots de stabilité tels que l’Allemagne de l’ancienne chancelière Merkel ne seront plus exemptés.

Il va falloir s’y préparer !

Notes :

[1] “Will Germany now become a serious military power again ?”, The Spectator, 25/02/2022.

[2] "The New Old Germany", Geopolitical Futures, 01/03/2022.


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