Soulèvement des Gilets jaunes

Un « 1905 à la française » et la crise historique du syndicalisme

Juan Chingo

Un « 1905 à la française » et la crise historique du syndicalisme

Juan Chingo

Plus de trente ans après la défaite de la Commune de Paris, la Révolution de 1905 en Russie remettait sur la table la force de la spontanéité révolutionnaire des masses, faisait entrer en crise les fondements de la social-démocratie allemande et la routine de ses syndicats adaptés à l’ordre bourgeois. Et si le soulèvement des Gilets Jaunes était le 1905 des directions syndicales, notamment de la CGT ?

Disons-le d’entrée de jeu : la révolution n’a pas commencé en France, en ce début d’année 2019. Il ne serait pas non plus correct de dire, cependant, que la mobilisation qui a commencé, à la mi-novembre, l’an passé, aurait déjà été battue en brèche par le pouvoir. Toute comparaison avec la première révolution russe de 1905 pourrait donc sembler absolument exagérée ou erronée. Dans cette même veine, on pourrait ajouter que la mobilisation n’a pas à sa tête, comme en Russie, il y a plus d’un siècle, les secteurs les plus concentrés du prolétariat des grandes villes. Elle ne s’exprime pas non plus à travers un puissant mouvement de grève. Elle n’a pas donné lieu à la mise en place de solides organismes d’auto-organisation, à l’instar des soviets. Néanmoins, toutes proportions gardées, l’irruption « révolutionnaire » des Gilets Jaunes, qui montrent depuis deux mois (avec un moment de reflux pendant les fêtes) une détermination et une disposition à l’affrontement avec l’Etat bourgeois peut-être plus importantes qu’en 68 ouvrant la crise la plus importante de l’histoire de la V République, n’est pas sans rappeler janvier 1905, lorsque l’entrée en scène des masses de Saint-Pétersbourg mettait en crise le régime du Tsar.

La comparaison, en dépit des différences abyssales entre les deux moments, à savoir la Russie en 1905 et la France aujourd’hui, ne manque néanmoins pas d’intérêt. La Révolution de 1905 a en effet ouvert une nouvelle période pour le mouvement ouvrier, clôturant définitivement le cycle non-révolutionnaire inauguré par la défaite de la Commune de Paris en 1871. Cette même Révolution de 1905 a également remis en cause les bases stratégiques des principales organisations du mouvement ouvrier à échelle mondiale, à savoir la social-démocratie et les syndicats lui étant liés, qui s’étaient consolidées au cours de plusieurs décennies pacifiques. Rosa Luxemburg en fera, d’ailleurs, la brillante démonstration dans Grève de masse, parti et syndicats. De ce point de vue, à partir d’éléments structurels, mais aussi politiques et de lutte de classe que met en lumière le soulèvement des Gilets Jaunes, il est possible de clarifier les raisons à l’origine de la crise du syndicalisme français. Cela permet, également, d’interroger les voies qui permettraient de mettre en mouvement l’ensemble de la force du prolétariat, une question absolument centrale, aujourd’hui irrésolue, pour faire reculer Macron et entrer réellement dans un processus révolutionnaire. Ce sont ces pistes de réflexion que cet article se propose d’explorer.

Tendances à l’institutionnalisation et éléments « d’Orient » au sein de la France impérialiste

Dans un cadre marqué par une structure aussi complexe et avancée que ne l’est le capitalisme impérialiste français, l’irruption violente du soulèvement des Gilets Jaunes, ainsi que sa radicalité et ses particularismes, sont liés à une forme nouvelle de développement inégal et combiné qui affecte le prolétariat et ses organisations. On y retrouve de fortes tendances à l’institutionnalisation des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, d’une part, et le développement, d’autre part, d’éléments relevant davantage de ce que le révolutionnaire italien Antonio Gramsci appelait « l’Orient » [1]

Les changements dans la reconfiguration de la force de travail depuis le début de l’offensive néolibérale et en réponse à la grève générale de 1968 de même que l’intégration institutionnelle s’exprimant à travers une multitude de mécanismes (négociation, concertation, gestion paritaire de la protection sociale) et qui est allée en s’accroissant depuis la Libération, ont renforcé les caractéristiques « d’Occident », propres du mouvement ouvrier français. Cela vaut et quand bien même l’intégration institutionnelle des syndicats français est moindre que celle des confédérations scandinaves, belges ou allemandes.
Dans Sociologie politique du syndicalisme [2], Karel Yon, Sophie Béroud et Baptiste Giraud soulignent quelques traits saillants de cette institutionnalisation croissante. Ainsi, « la distance à la politique est devenue aujourd’hui une contrainte de rôle pour les syndicalistes. Outre les contraintes matérielles (…), comme le temps passé dans les arènes professionnalisées du dialogue social, le cantonnement des syndicalistes au domaine limité des relations professionnelles résulte donc aussi de contraintes sociales intériorisées à travers un "sens des limites" qui les conduit, en situation, à s’interdire par exemple toute prise de position jugée excessivement politique ». Plus encore, « loin des stéréotypes médiatiques sur des syndicalistes avant tout préoccupés de faire grève, il est ainsi possible de mener une carrière militante dans le syndicalisme en assumant un travail de bureau et en siégeant successivement dans différents types d’instances : dans une commission paritaire de branche par exemple, dans un organisme paritaire collecteur agréé pour la formation professionnelle ou en tant que conseiller prud’homal » [3].

Tout ceci, bien entendu, n’est pas sans incidence sur le « répertoire de l’action syndicale », pour reprendre la terminologie des auteurs, y compris au sein de la centrale qui perçue comme la plus contestataire, à savoir la CGT. Ils soulignent ainsi combien « confrontés à l’affaiblissement militant de leur organisation, la préférence donnée à l’organisation de journées d’action espacées, sous la forme de manifestations plutôt que de grèves, est ainsi pensée comme le moyen d’élargir la mobilisation – et donc d’en renforcer la légitimité —, en privilégiant des formes de mobilisation moins coûteuses ou risquées pour les salariés. Cependant, la volonté des dirigeants de la CGT d’éviter les stratégies de radicalisation de la mobilisation et de blocage l’économie vise également à contenir la mobilisation dans des formes d’action jugées moins politiques et plus compatibles avec leur aspiration à retrouver une position centrale dans le jeu de la négociation collective » [4] Pour ne citer que les mouvements les plus récents, du mouvement contre la loi El Khomri, sous Hollande, à la loi travail XXL, à l’automne 2017, ou lors de la réforme du rail, au printemps 2018, cette stratégie s’est avérée absolument incapable de freiner les réformes néolibérales.

Le revers de la médaille de ce processus très « occidental », c’est le développement d’éléments « orientaux » au sein de segments importants du prolétariat, notamment dans les zones périurbaines et rurales, à savoir d’un processus d’affaiblissement de la société civile, notamment de ses « forteresses » et de ses « casemates », pour reprendre la métaphore gramscienne d’un Etat élargi dont l’objectif est le contrôle de la population. En d’autres termes, l’offensive néolibérale des trois ou quatre dernières décennies a affaibli et a détérioré toute une série de mécanismes à l’instar du suffrage universel, du système des partis de masse, des syndicats, des institutions civiles les plus diverses, de même que l’École ou le tissu associatif, à savoir tout ce ciment permettant à la classe dominante de maintenir son influence indépendamment de l’appareil de coercition, c’est-à-dire de l’Etat au sens le plus strict du terme, que l’on peut résumer à ses corps de répression. Tout ceci a donné lieu à un sentiment de relégation sociale et culturelle.

Christophe Guilluy, spécialiste de géographie sociale, rend compte à sa façon de ce processus en soulignant comment la bourgeoisie a perdu son hégémonie culturelle. Dans No society. La fin de la classe moyenne occidentale [5], un essai qui a fait polémique, l’auteur analyse comment « en ostracisant leurs propres peuples, les classes dominantes occidentales ont créé les conditions de leur impuissance. En rompant le lien entre le haut et le bas, les élites favorisent l’autonomie des plus modestes qui ne se réfèrent plus au monde d’en haut. Sauf à militariser la coercition, la classe politique ne pourra pas compter longtemps sur le monde médiatique ou académique pour canaliser le monde d’en bas. Plus personne en bas ne prenant au sérieux les politiques, économistes, universitaires ou médias, le XXIe siècle s’ouvre sur un paradoxe majeur. Aujourd’hui, c’est le monde d’en haut qui perd son hégémonie culturelle. Le soft power invisible du monde d’en bas est l’inattendu de la mondialisation ». Guilluy complète en affirmant que « cette autonomie contrainte d’un monde d’en bas désormais hermétique aux discours et injonctions du monde d’en haut permet aux classes populaires de réaffirmer ce qu’elles sont collectivement. Contre toute attente, elles exercent aujourd’hui un soft power invisible qui contribue à l’effondrement de l’hégémonie culturelle des classes dominantes et supérieures. Dans l’ensemble des pays occidentaux, on assiste ainsi à une inversion des notions de puissance et de pouvoir ».

Sans partager les conclusions chevénemento-souverainistes de Guilluy, la description de cette plus grande autonomie des plus modestes ou, en termes gramsciens, ce que l’on pourrait définir comme leur « orientalisation » — sur fond d’affaiblissement des corps intermédiaires ainsi que des médiations politiques, syndicales et associatives, et quand bien même le niveau culturel du prolétariat hexagonal est infiniment plus élevé, aujourd’hui, que celui du monde du travail russe au début du siècle dernier —, voilà ce qui pourrait bien expliquer l’irruption violente du phénomène des Gilets Jaunes, son caractère radical et explosif, de même que ses limites. Il a néanmoins eu le mérite de mettre en lumière et de remettre en question les stratégies de médiation et de lutte du mouvement ouvrier traditionnel, totalement adapté à la démocratie impérialiste française.

« Grève de masse, parti et syndicats » en plein soulèvement des Gilets Jaunes

Face à ce « 1905 à l’envers », dans la mesure où à la différence du processus russe, ce ne sont pas les secteurs stratégiques de la classe ouvrière du secondaire et du tertiaire avec leurs méthodes qui se retrouvent à l’offensive, il n’est pas sans intérêt de se pencher sur les leçons que tire Luxemburg de ce même processus russe pour le prolétariat allemand. Dans cette « répétition générale », Luxemburg trouve la clef lui permettant de mieux comprendre l’impasse dans laquelle se retrouvait piégé le prolétariat allemand. Son orientation, à savoir l’orientation de la social-démocratie, consistait à éviter le moindre combat sérieux avec la bourgeoisie et son Etat, et quand bien même il n’obtenait pas, comme auparavant et malgré sa force, les mêmes conquêtes matérielles et politiques. Dans sa brillante synthèse de l’entrée impétueuse des masses sur la scène de l’histoire, Luxemburg affirmait ainsi, en balayant d’un revers de la main les certitudes de la direction social-démocrate allemande et de ses syndicats, que les « partisans de "batailles ordonnées et disciplinées" conçues selon un plan et un schéma, ceux qui en particulier veulent toujours exactement savoir de loin comment "il aurait fallu faire", ceux-là estiment que ce fut une "grave erreur" que de morceler la grande action de grève générale politique de janvier 1905 en une infinité de luttes économiques, car cela aboutit à leurs yeux à paralyser cette action et à en faire un "feu de paille". Même le parti social-démocrate russe, qui certes participa à la révolution, mais n’en fut pas l’auteur, et qui doit en apprendre les lois au fur et à mesure de son déroulement, se trouva quelque temps un peu désorienté par le reflux apparemment stérile de la première marée de grèves générales. L’histoire cependant, qui avait commis cette "grande erreur" accomplissait par là même un travail révolutionnaire gigantesque aussi inévitable qu’incalculable dans ses conséquences, sans se soucier des leçons de ceux qui s’instituaient eux-mêmes maîtres d’école ». Ironie du sort, poursuivait Luxemburg dans Grève de masse, parti et syndicats, « plus encore les grèves en apparence chaotiques et l’action révolutionnaire "inorganisée" qui ont suivi la grève générale de janvier deviennent le point de départ d’un précieux travail d’organisation. L’histoire se moque des bureaucrates amoureux des schémas préfabriqués, gardiens jaloux du bonheur des syndicats. Les organisations solides conçues comme des forteresses inexpugnables, et dont il faut assurer l’existence avant de songer éventuellement à entreprendre une hypothétique grève de masse en Allemagne, – ces organisations au contraire sont issues de la grève de masse elle-même. Et tandis que les gardiens jaloux des syndicats allemands craignent avant tout de voir se briser en mille morceaux ces organisations, comme de la porcelaine précieuse au milieu du tourbillon révolutionnaire, la révolution russe nous présente un tableau tout différent : ce qui émerge des tourbillons et de la tempête (…) ce sont des syndicats neufs et jeunes, vigoureux et ardents ». Rompant avec toute séparation abstraite entre deux champs inextricablement reliés, Luxemburg concluait que « le mouvement dans son ensemble ne s’oriente pas uniquement dans le sens d’un passage de l’économique au politique, mais aussi dans le sens inverse. Chacune des grandes actions de masse politiques se transforme, après avoir atteint son apogée, en une foule de grèves économiques. Ceci ne vaut pas seulement pour chacune des grandes grèves, mais aussi pour la révolution dans son ensemble. Lorsque la lutte politique s’étend, se clarifie et s’intensifie, non seulement la lutte revendicative ne disparaît pas mais elle s’étend, s’organise, et s’intensifie parallèlement. Il y a interaction complète entre les deux ».

Que de parallèles avec le mouvement « chaotique » et protéiforme des Gilets Jaunes ! Mais voyons ce que souligne Luxemburg, comme en réponse aux plans les plus « brillants » concoctés par nos directions syndicales — la palme revenant à celles qui ont imaginé, au cours de la réforme du rail, une « grève perlée » qui, au nom d’une persistance du mouvement dans le temps en réduisant au maximum les coûts a conduit à invisibiliser la grève et à en réduire l’efficacité, conduisant à une défaite en dépit de l’état d’esprit des cheminots en lutte à la base — : « nous constatons en Russie que cette révolution qui rend si difficile à la social-démocratie de prendre la direction de la grève et qui tantôt lui arrache, tantôt lui tend la baguette de chef d’orchestre, résout en revanche précisément toutes les difficultés de la grève, ces difficultés que le schéma théorique tel qu’il est discuté en Allemagne considère comme le souci principal de la direction le problème de "l’approvisionnement", des "frais", des "sacrifices matériels". Sans doute ne les résout-elle pas de la manière dont on les règle, crayon en main, au cours d’une paisible conférence secrète, tenue par les instances supérieures du mouvement ouvrier. Le "règlement" de tous ces problèmes se résume à ceci : la révolution fait entrer en scène des masses populaires si énormes que toute tentative pour régler d’avance ou estimer les frais du mouvement - comme on fait l’estimation des frais d’un procès civil - apparaît comme une entreprise désespérée. Certes, en Russie aussi, les organismes directeurs essaient de soutenir au mieux de leurs moyens les victimes du combat. C’est ainsi par exemple que le Parti aida pendant des semaines les courageuses victimes du gigantesque lock-out qui eut lieu à Saint-Pétersbourg, à la suite de la campagne pour la journée de huit heures. Mais toutes ces mesures sont, dans l’immense bilan de la révolution, une goutte d’eau dans la mer. Au moment où commence une période de grèves de masse de grande envergure, toutes les prévisions et tous les calculs des frais sont aussi vains que la prétention de vider l’Océan avec un verre d’eau. Le prix que paie la masse prolétarienne pour toute révolution est en effet un océan de privations et de souffrances terribles. Une période révolutionnaire résout cette difficulté en apparence insoluble en déchaînant dans la masse une telle somme d’idéalisme que celle-ci en devient insensible aux souffrances les plus aiguës. On ne peut faire ni la révolution ni la grève de masse avec la psychologie d’un syndiqué qui ne consentirait à arrêter le travail le 1er mai qu’à la condition de pouvoir compter, en cas de licenciement, sur un subside déterminé à l’avance avec précision. Mais, dans la tempête révolutionnaire, le prolétaire, le père de famille prudent, soucieux de s’assurer un subside, se transforme en "révolutionnaire romantique" pour qui le bien suprême lui-même – la vie – et à plus forte raison le bien-être matériel n’ont que peu de valeur en comparaison de l’idéal de la lutte ». Voilà quels sont les idéaux de lutte que l’institutionnalisation croissante du syndicalisme a fini par liquider et avec lesquels le mouvement des Gilets Jaunes renoue à sa façon.

Enfin, et par rapport à ce que nous soulignions au début de cet article, il est intéressant de noter comment la critique que Luxemburg formule en direction du conservatisme des directions syndicales et l’explication matérielle de cette tendance au conservatisme permet également de mettre en lumière la situation actuelle qui caractérise les directions syndicales françaises : « les fonctionnaires syndicaux, du fait de la spécialisation de leur activité professionnelle ainsi que de la mesquinerie de leur horizon, résultat du morcellement des luttes économiques en périodes de calme, deviennent les victimes du bureaucratisme et d’une certaine étroitesse de vues. Ces deux défauts se manifestent dans des tendances diverses qui peuvent devenir tout à fait fatales à l’avenir du mouvement syndical. L’une d’elles consiste à surestimer l’organisation et à en faire peu à peu une fin en soi et le bien suprême auquel les intérêts de la lutte doivent être subordonnés. Ainsi s’expliquent ce besoin avoué de repos, cette crainte devant un risque important à prendre et devant de prétendus dangers qui menaceraient l’existence des syndicats, cette hésitation devant l’issue incertaine d’actions de masse d’une certaine ampleur (...) Et, en fin de compte, l’habitude de passer sous silence les limites objectives tracées par l’ordre social bourgeois à la lutte syndicale, devient une hostilité ouverte contre toute critique théorique qui soulignerait ces limites et rappellerait le but final du mouvement ouvrier ».

Face à un « pouvoir illégitime radicalisé », le mouvement ouvrier doit à tout prix changer de stratégie

Comme nous le notions en ouverture, sans généralisation du soulèvement, le mouvement des Gilets jaunes ne peut se transformer en révolution. Mais avant même l’acte IX, l’action révolutionnaire des Gilets Jaunes a généré un séisme profond qui a secoué l’ensemble des organisations du mouvement ouvrier traditionnel, notamment la CGT. La puissance de la centrale de Montreuil s’enracine en effet dans les grands bastions du prolétariat, du secteur public comme du secteur privé, sans l’irruption révolutionnaire desquels il est impossible de dépasser les éléments contradictoires qui caractérisent la situation actuelle mais sans lesquels il est impossible, également et surtout, de vaincre. Parmi ces contradictions, il y a les difficultés à opérer un saut qualitatif dans la structuration démocratique du mouvement à travers des organismes d’auto-organisation et potentiellement de contre-pouvoir, à attaquer de façon directe non seulement les représentants du grand capital mais le grand capital lui-même et à passer à l’organisation de la grève générale comme instrument central pour saper les bases et paralyser l’action de l’Etat bourgeois de façon à créer les conditions pour une prise de pouvoir par les masses insurgées. En d’autres termes, faire en sorte que le soulèvement des Gilets jaunes se transforme en une riposte généralisée de la classe ouvrière.

En 1905, c’est à travers leur geste révolutionnaire que les ouvriers russes, soi-disant arriérés, ont su donner l’exemple et éduquer l’avant-garde du mouvement ouvrier allemand, très puissant et organisé. Aujourd’hui, les leçons partielles que l’on peut tirer du soulèvement des Gilets Jaunes — à savoir ce grand mouvement spontané des secteurs les moins contaminés par la routine syndicale —, peuvent servir à redynamiser l’ensemble du monde du travail. Ce soulèvement marque un avant et un après. Il a d’ores et déjà remis en question les formes habituelles de la lutte de classe en France. Il a mis en crise les modalités de contrôle des luttes mais il a également cassé le tabou de l’intervention politique des exploités, les modalités des négociations avec le pouvoir, mettant aussi en cause les bases du pouvoir constitué, sa légitimité, son rôle central et régulateur. Comme en 1905, l’arsenal de contention mis en place ainsi que les pièges successifs tendus au mouvement ont été contournés ou battus en brèche. Non pas tant grâce à un plan prédéfini et établi, mais grâce à l’énorme spontanéité du mouvement de masse. Les Gilets Jaunes commencent à montrer ce que pourrait être un mouvement de masse qui saurait se transformer en sujet autonome et indépendant, maître de son propre destin, rompant avec la dichotomie aberrante existant au sein du mouvement ouvrier hexagonal entre intervention syndicale et intervention politique : c’est-à-dire voter tous les cinq ans pour son propre bourreau, pour se limiter, par la suite, à un combat revendicatif ou défensif pour résister aux contre-réformes anti-ouvrières et anti-populaires que l’heureux élu n’aura pas tardé à mettre en place. Pire encore, cette lutte défensive se met en place à travers des calendriers d’action absolument incapables de faire reculer l’exécutif, comme on l’a vu au cours des dernières années, lorsqu’il ne s’agit pas, comme dans le cas des centrales syndicales les plus collabos, d’encourager la résignation à travers la négociation et la concertation.

Depuis la crise de 2008-2009, la stratégie de pression des directions syndicales n’a permis d’arracher aucune victoire, même minime. C’est la grande différence avec le mouvement des Gilets jaunes qui a été le seul, jusqu’à présent, à forcer la macronie à un recul partiel. Il a même réussi à imposer un autre agenda, contradictoire vis-à-vis de la continuité de l’offensive néolibérale, à mesure qu’il se transformait en principal mouvement social depuis 1968, de par sa durée, sa portée anti-institutionnelle et son ampleur, même s’il n’a pas essaimé à l’ensemble des secteurs du monde du travail comme cela a été le cas en 68.

Dans ce cadre, et face à un « pouvoir illégitime radicalisé », pour reprendre la formule de Bruno Amable dans son dernier article publié dans Libération, la question que doit se poser tout militant syndical c’est ce que va faire, au final, le mouvement ouvrier.

Les syndicalistes honnêtes se retrouvent face à un dilemme : faut-il poursuivre avec la méthode de la légalité et du pacifisme des luttes, réclamer à cors et à cris que le pouvoir en place accepte de « négocier » ou de « dialoguer », ou, à l’inverse, radicaliser les méthodes et la stratégie avec la même détermination qui a été celle, jusqu’à présent, des Gilets Jaunes ? C’est un dilemme semblable qui se pose aux secteurs les plus combatifs et critiques de la stratégie actuelle des directions syndicales, notamment au sein de la CGT : faut-il continuer à se plaindre de l’orientation impuissante de ces mêmes directions sans mettre les pieds dans le plat ou en finir avec les faux-semblants et régler son compte, une bonne fois pour toutes, à la bureaucratie syndicale, en récupérant les organisations pour la lutte des classes de façon à créer des organisations large, avec les Gilets Jaunes, qui permettent d’atteindre ces millions de travailleuses et de travailleurs non-syndiqués mais qui seraient disposés, si on leur présentait une direction résolue et une stratégie et un programme pour gagner, à entrer à leur tour dans la bataille, comme le laisse entrevoir, telle une caisse de résonance, le soulèvement des Gilets Jaunes ?

Face à la radicalisation d’un pouvoir qui ressemble de plus en plus à une « démocratie illibérale » à l’instar de la Hongrie de Viktor Orban — que Macron dénonce, alors qu’en France il met en œuvre des mesures encore plus arbitraires que celles proposés par le premier ministre hongrois — ce que défendait Léon Trotsky, en 1919, dans le Manifeste de l’Internationale Communistes aux prolétaires du monde entier acquiert une résonance toute singulière : « En réalité, dans les questions fondamentales dont dépend la destinée des nations, c’est une oligarchie financière qui gouverne dans les coulisses de la démocratie parlementaire. (…) Exiger du prolétariat que dans sa dernière lutte à mort contre le capital il observe pieusement les principes de la démocratie politique, cela équivaudrait à exiger d’un homme qui défend son existence et sa vie contre des brigands qu’il observe les règles artificielles et conventionnelles de la boxe française, instituées par son ennemi et que son ennemi n’observe pas ». De par leur combat, les Gilets Jaunes ont commencé à mettre en lumière cette réalité et à la comprendre. Il est impérieux que le mouvement ouvrier dans son ensemble fasse sien cet acquis et se retrouve à leur côté.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Sans se référer par là à une réalité géographique et encore moins « orientaliste » mais à des ensembles socio-politiques moins articulés, à l’instar de la Russie tsariste, par opposition à « l’Occident », à savoir les sociétés européennes traditionnelles, Gramsci écrivait dans ses Cahiers de prison que « en Orient l’État étant tout, la société civile [est] primitive et gélatineuse ; en Occident, entre État et société civile, il y [a] un juste rapport et dans un État branlant on [découvre] aussitôt une robuste structure de la société civile. L’État [n’est] qu’une tranchée avancée, derrière laquelle se [trouve] une robuste chaîne de forte¬resses et de casemates ».

[2Voir, K. Yon, S. Béroud et B. Giraud, Sociologie politique du syndicalisme, Paris, Armand Collin, 2018

[3Les auteurs soulignent également combien, « en même temps que les arènes militantes où se menaient des discussions politiques et idéologiques se rétractaient [au cours des dernières décennies] les espaces de rencontres entre professionnels des relations professionnelles, qu’ils représentent l’État, les salariés ou les employeurs, se sont multipliés. Les syndicalistes se sont trouvés de plus en plus incités à endosser des rôles de technicien et d’expert, à l’échelle nationale, européenne ou locale »

[4Pour ce qui est de la CFDT et de son syndicalisme d’accompagnement, les auteurs montrent comment « dans les stages de la CFDT, l’initiation aux techniques de la négociation s’intègre dans la perspective de développer une pratique syndicale contractuelle, c’est-à-dire un syndicalisme apte à conclure des accords avec le patronat. Par la négociation, il s’agit de faire la démonstration aux salariés de l’utilité du syndicat pour défendre leurs intérêts de façon pragmatique et concrète, sans s’en remettre à l’intervention de l’État. De ce fait, l’objectif prioritaire assigné aux militants est de chercher à créer les conditions d’un compromis possible avec leur direction, en misant pour cela sur le développement de relations de confiance avec elle : il leur faut démontrer leur capacité à conclure des accords, pour convaincre l’employeur de son intérêt à faire de la CFDT son interlocuteur privilégié et à consentir des concessions pour obtenir en échange la signature du syndicat ». On notera également, à l’inverse, que cette tendance à l’institutionnalisation des syndicats peut également être considérée comme « limitée et révélatrice d’une certaine faiblesse. Les syndicats disposent de fait de peu de pouvoirs dans les entreprises, dans les branches ou au niveau interprofessionnel pour contraindre les employeurs à négocier sur des thèmes qui leur paraissent importants ou pour faire en sorte que les négociations aboutissent. De plus, les institutions de représentation instaurées à différentes échelles dans le monde du travail ne sont pas neutres. Elles ont pu constituer des points d’appui pour l’obtention de droits, pour une reconnaissance accrue des syndicats dans l’espace public. Elles tendent aujourd’hui à être investies du côté des employeurs mais aussi des pouvoirs publics – au travers des multiples réformes du Code du travail – pour asseoir une conception des syndicats comme des acteurs du dialogue social intégrés à l’ordre managérial des entreprises ».

[5Voir C. Guilluy, No society. La fin de la classe moyenne occidentale, Paris, Flammarion, 2018
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