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Trotsky et la planète sans visa

Alimaj Tacsam

Trotsky et la planète sans visa

Alimaj Tacsam

Russie-Turquie-France-Norvège-Méxique. Les migrations de Trotsky et ses demandes d’asile

Trotsky fut longtemps un migrant-exilé. Chassé d’abord du gouvernement soviétique en 1924 et du Parti Communiste en 1927, déporté à Alma Ata au Kazakhstan, et puis obligé de quitter l’URSS en 1929, il est conduit à Istanbul. Pendant son séjour en Turquie, il sera placé en résidence surveillée sur l’île de Büyükada, la plus grande île de l’archipel des Princes. En 1933 il rejoindra la France d’où il sera expulsé en 1935 pour être finalement accueilli en Norvège jusqu’en 1936. Ce n’est qu’en 1937 qu’il recevera l’asile politique au Mexique, pour s’installer à Mexico dans la Maison Bleu de Frida Kahlo et Diego Rivera.

Pendant l’exil en Turquie Trotsky écrit son autobiographie, Ma vie, en 1929. "Constantinople a été, dans mon existence, une des étapes imprévues, quoique non fortuites. Je suis ici au bivouac — non pour la première fois — et j’attends patiemment de voir ce qui viendra ensuite. Sans une certaine dose de « fatalisme », la vie d’un révolutionnaire serait en général impossible. D’une manière ou d’une autre, l’entr’acte de Constantinople aura été un moment des plus propices pour jeter un coup d’œil en arrière, en attendant que les circonstances permettent d’aller de l’avant."

Au chapitre 45 de Ma vie, intitulé "La planète sans visa", Trotsky revient sur ses péripéties migratoires entre demandes d’asile et visas refusés.

"Bientôt après mon arrivée à Constantinople, je lus dans un des journaux de Berlin le discours prononcé par le président du Reichstag à l’occasion du dixième anniversaire de l’Assemblée nationale de Weimar. Le discours se terminait ainsi : « Vielleicht kommen wir sogar dazu, Herrn Trotzki das freiheitliche Asyl zu geben. » (Lebhafter Beifall dei der Mehrheit). [« Peut-être en arriverons-nous à donner à M. Trotsky un asile de liberté. » (Vifs applaudissements de la majorité.) —N.d.T.]

Les paroles de M. Löbe étaient pour moi tout à fait inattendues, d’autant plus que tout ce qui avait précédé me donnait des motifs de croire que le gouvernement allemand avait résolu par la négative la question de mon entrée en Allemagne. Telle était du moins l’affirmation catégorique des agents du gouvernement soviétique. Je fis venir chez moi ; le 15 février, le représentant du Guépéou qui m’avait accompagné à Constantinople, et lui dis :

— Je dois arriver à cette conclusion que l’on m’a faussement informé. Le discours de Löbe a été prononcé le 6 février. Nous sommes partis avec vous, d’Odessa, pour la Turquie, seulement dans la nuit du 10 février. Par conséquent, le discours de Löbe était alors connu à Moscou. Je vous recommande de télégraphier immédiatement à Moscou et, en se basant sur le discours de Löbe, de s’adresser effectivement à Berlin, demandant aux Allemands qu’ils me donnent le visa. Ce sera la voie la moins honteuse pour en finir avec l’intrigue que Staline a évidemment manigancée sur la question de mon admission en Allemagne.

Le surlendemain, le délégué du Guépéou m’apportait la réponse suivante :

— En réponse au télégramme que j’ai envoyé à Moscou, il m’a été seulement confirmé que le gouvernement allemand a catégoriquement refusé de donner le visa dès le début de février ; une nouvelle requête n’aurait aucun sens. Le discours de Löbe ne comporte aucune responsabilité. Si vous désirez vous en assurer, présentez vous-même une demande de visa.

Je ne pouvais croire à cette présentation des faits. J’estimais que le président du Reichstag devait connaître les intentions de son parti et de son gouvernement mieux que les agents du Guépéou. Le même jour je télégraphiai a Löbe que d’après ses paroles, j’avais demandé le visa au gouvernement allemand. La presse démocratique et social démocrate fit valoir non sans ironie, qu’un partisan de la dictature révolutionnaire était obligé de chercher un asile dans un pays démocratique. Certains exprimaient même l’espoir que cette leçon m’apprendrait à estimer plus haut les institutions de la démocratie. Il ne me restait qu’à attendre pour voir comment la leçon se traduirait dans les faits.
Le droit d’asile démocratique ne consiste pas bien entendu en ceci qu’un gouvernement donne l’hospitalité à ceux qui pensent comme lui ; un droit de cette sorte était exercé par Abdul-Hamid. Il n’est pas non plus en ceci qu’une démocratie reçoit les exilés seulement sur l’autorisation du gouvernement qui les a exilés. Le droit d’asile (au moins sur le papier) consiste en ceci qu’un gouvernement donne une retraite même à ses adversaires, à condition qu’ils se soumettent aux lois du pays. Bien entendu, je ne pouvais entrer en Allemagne que comme l’adversaire intransigeant du gouvernement social-démocrate.

Au représentant de la presse social-démocrate allemande qui vint chez moi à Constantinople pour me demander une interview, je donnai les explications indispensables que je reproduis ici dans la forme où je les ai rédigées moi-même immédiatement après l’entrevue :

« Comme je demande actuellement à être admis en Allemagne, où la majorité du gouvernement se compose de social-démocrates, je suis avant tout intéressé à définir mon attitude à l’égard de la social-démocratie. Dans ce domaine, rien n’est changé. Mon attitude à l’égard de la social-démocratie reste ce qu’elle était auparavant. Bien plus, ma lutte contre la fraction centriste de Staline n’est qu’un reflet de la lutte que je mène en général contre la social-démocratie. Ni vous ni moi n’avons besoin d’incertitudes ou de réticences.

« Certaines publications social-démocrates s’efforcent de trouver une contradiction entre mon attitude de principe à l’égard de la démocratie et ma demande de visa pour l’Allemagne. Il n’y a là aucune contradiction. Nous ne « nions » nullement la démocratie comme la « nient » les anarchistes (en paroles). La démocratie bourgeoise a des privilèges comparativement aux régimes gouvernementaux qui l’ont précédée. Mais elle n’est pas éternelle. Elle doit céder sa place à la société socialiste. Le pont pour arriver à la société socialiste, c’est la dictature du prolétariat.

« Les communistes dans tous les Etats parlementaires participent à la lutte parlementaire. L’utilisation du droit d’asile, en principe, ne se distingue nullement de l’utilisation du droit de vote, des droits de liberté de la presse, de réunions, etc. »

Autant que je puis savoir, cette interview ne fut pas publiée. Il n’y a rien d’étonnant en cela. Dans la presse social-démocrate, à ce moment, des voix s’élevaient, réclamant pour moi le droit d’asile. Un des avocats social-démocrates, le docteur K. Rosenfeld se chargea, de sa propre initiative, de m’obtenir le droit d’entrée en Allemagne. Cependant, il rencontra aussitôt de la résistance, car, quelques jours après, il me demanda, par télégramme, à quelles restrictions je consentirais pendant mon séjour en Allemagne.

Je répondis :

« J’ai l’intention de vivre dans un complet isolement, en dehors de Berlin ; en aucun cas, je ne me montrerai dans les réunions publiques ; je me bornerai à écrire, dans les cadres de la loi allemande. »
« Ainsi, il ne s’agissait plus d’un droit d’asile démocratique, mais du droit de vivre en Allemagne dans une situation exceptionnelle. La leçon de démocratie que se disposaient à me donner mes adversaires reçut, d’un coup, une interprétation négative. Mais nous n’en restâmes pas là. Quelques jours après, je reçus un nouveau télégramme : ne consentirais-je pas à me rendre en Allemagne uniquement pour me soigner ? Je répondis par dépêche : « Je demande qu’au moins on me donne la possibilité d’une cure absolument indispensable en Allemagne. »

Ainsi, le droit d’asile, à cette étape, était réduit au droit de faire une cure. Je nommai un certain nombre de médecins allemands réputés qui m’avaient soigné dans les dix dernières années et dont le secours m’était plus que jamais indispensable.

Vers Pâques, il y eut une nouvelle note dans la presse allemande : dans les sphères gouvernementales, on estime que Trotsky n’est pas tellement malade qu’il ait absolument besoin du traitement des médecins allemands et des stations thermales allemandes.

Le 31 mars, je télégraphiai au docteur Rosenfeld :

« D’après les journaux, ma maladie n’est pas tellement désespérée que je puisse obtenir l’entrée en Allemagne. Je demande si Löbe m’a offert le droit d’asile ou le droit de cimetière. Je suis prêt à subir l’examen de n’importe quelle commission médicale. Je m’engage, après avoir fait ma cure, à quitter l’Allemagne. »

Ainsi, pendant plusieurs semaines, le principe démocratique donna lieu, par trois fois, à des interprétations limitatives. Le droit d’asile devint d’abord le droit de vivre dans une situation exceptionnelle ; ensuite, ce fut le droit de se soigner ; enfin, ce fut le droit d’aller au cimetière. Mais cela signifiait que je ne pouvais apprécier les avantages de la démocratie dans toute leur ampleur qu’en qualité de défunt.

Il n’y eut pas de réponse à mon télégramme. Après avoir attendu quelques jours, je télégraphiai de nouveau à Berlin :

« Je considère l’absence de réponse comme une forme déloyale de refus. »

C’est seulement après cela que je reçus, le 12 avril, c’est-à-dire deux mois après, cette information que le gouvernement allemand rejetait ma demande de visa. Il ne m’est resté qu’à télégraphier au président du Reichstag, Löbe :

« Je regrette de n’avoir pas eu la possibilité d’apprendre par la pratique quels sont les avantages du droit démocratique d’asile. —TROTSKY. »

Telle est, brièvement rapportée, l’histoire édifiante de ma première tentative pour obtenir en Europe un visa « démocratique »."

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En avril 1934 un tract dénonce l’expulsion de Léon Trotsky de France après son étape turque. Il est signé par André Breton, Benjamin Péret, René Char, Roger Caillois, Paul Eluard, entre autres.

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