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Révolution portugaise. Les luttes paysannes, facteur de radicalisation

Ugo Palheta

Révolution portugaise. Les luttes paysannes, facteur de radicalisation

Ugo Palheta

Il y a cinquante ans, le 25 avril 1974, s’effondrait la plus longue dictature fasciste d’Europe. Longue de dix-neuf mois, la révolution portugaise voit les masses ouvrières, paysannes et populaires se mobiliser de façon impressionnante. L’un des aspects centraux de ce processus, ce sont les luttes paysannes, véritable facteur de radicalisation révolutionnaire à partir de l’été 1975. Ce sont ces dernières qu’Ugo Palheta analyse dans cet extrait tiré de son livre Découvrir la révolution des Œillets. Portugal, 1974-1975 qui vient de paraître aux éditions sociales.

Ugo Palheta, Découvrir la révolution des Œillets. Portugal, 1974-1975, Paris, Les éditions sociales, 2024, 10 €.

Comme tous les titres de cette belle collection « Les Propédeutiques », chaque chapitre du Découvrir la révolution des Œillets est composé d’une archive, extrait ou source primaire, ici d’une brochure publiée par la Coopérative agricole populaire de Torre Bela, le 23 avril 1976, pour le premier anniversaire de l’occupation des terres par les travailleurs agricoles. S’en suit le commentaire d’Ugo Palheta qui contextualise et explique les enjeux de l’extrait et qui se clôt par des pistes de lecture pour approfondir.

Extrait

C’est dans cette région que se trouve le domaine Torre Bela : 1800 hectares. Une seule famille : les ducs de Lafões. Une région riche et essentiellement agricole. […] Le matin, les ouvriers se rendaient sur la place du village à la recherche d’un travail. Les contremaîtres choisissaient les plus jeunes et les plus forts. Les vieux et les faibles étaient méprisés… […] Pour eux, la misère, l’assistanat et le vagabondage étaient leur seule fin. Les salaires étaient misérables. Tout dépendait de la demande de travail. La commercialisation des hommes y est encore pratiquée aujourd’hui. C’est à cette exploitation que les travailleurs ont été contraints de céder, car dans leurs maisons sommaires, […] il y avait des bouches à nourrir…

Les femmes subissaient une double exploitation. En raison des salaires dérisoires de leurs maris, elles étaient contraintes de travailler également pour les patrons. Après une journée de travail dans les champs, l’exploitation et le travail se poursuivaient à la maison. Leur opium était l’église. Elles y cherchaient réconfort et refuge, mais elles ne trouvaient ni pain ni fin à leur misère. Pour les hommes, le refuge était l’alcool. Ils y vidaient leurs silences ; d’autres, plus conscients de cette exploitation, faisaient taire la voix intérieure qui les incitait à la révolte, car il y avait les mouchards de la PIDE, la Garde nationale républicaine et les patrons qui leur couvraient la bouche de menaces et de représailles qui, souvent, se concrétisaient. […]

Mais comme tout ce qui commence doit se terminer, une grande partie de cette exploitation a pris fin le 25 avril 1974. Des portes s’ouvrent, jusque-là fermées aux travailleurs. Certains se sont réveillés pour leur premier jour de liberté, d’autres se sont réveillés plus tard. D’autres dorment encore. Ils ont suivi l’exemple de leurs camarades de l’Alentejo qui, plus motivés, ont initié des occupations pour se libérer, mettre fin à l’exploitation et former des coopératives. Les travailleurs de cette région, à l’époque plongée dans un chômage d’environ 80 %, causé par les propriétaires terriens qui ne cultivaient pas leurs immenses terres, ont également décidé de se regrouper en coopératives.
Il n’y avait pas d’autre solution : LA TERRE À CEUX QUI LA TRAVAILLENT. […]

Après quelques réunions […], les travailleurs décidèrent de s’organiser pour mettre fin à la misère et au chômage. Torre Bela et Ameixoeira appartenaient à un seul seigneur. […] À l’époque, des spéculations circulaient sur des occupations sauvages. Les travailleurs décidèrent de mener une occupation pacifique, d’entamer des pourparlers avec le duc. C’est sur ce principe que des centaines de travailleurs, accompagnés de camarades impliqués dans le processus, partirent le 23 avril 1975 vers les domaines de Torre Bela et d’Ameixoeira. À l’intérieur de la propriété, les occupants rencontrèrent l’administrateur du propriétaire devant le bureau, qui, surpris, nous reçut froidement en nous demandant ce que nous voulions.

"Nous voudrions simplement parler au propriétaire de la ferme."

"Non, il n’est pas là", a répondu le contremaître.

Devant notre insistance, il accepta d’accompagner deux représentants élus par les travailleurs au bureau pour contacter le duc par téléphone. Après avoir hésité, le duc accepta de parler à un ouvrier. Il lui demanda avec brutalité qui il était et ce qu’il voulait. Celui-ci lui répondit qu’il y avait ici beaucoup d’ouvriers qui voulaient résoudre le problème du chômage. Il interrompit la conversation en disant que cela ne le regardait pas et qu’il n’avait vraiment pas de temps à perdre avec des problèmes sans intérêt. […]

Il fut convenu par tous de rester à l’intérieur de la propriété, en piquet, en attendant que le duc veuille bien nous parler. Nous profitâmes également de l’occasion pour former un comité de travailleurs.

source : Extrait d’une brochure publiée par la Coopérative agricole populaire de Torre Bela le 23 avril 1976, pour le premier anniversaire de l’occupation des terres par les travailleurs agricoles.

Analyse

L’un des aspects centraux de la révolution portugaise, ce sont les luttes paysannes menées dans le Sud du pays (les régions de l’Alentejo et du Ribatejo), qui ont permis une importante réforme agraire mais aussi une modernisation de l’agriculture, un accroissement des surfaces exploitées à l’échelle du pays et un progrès de la productivité. Ce développement des mouvements populaires dans les campagnes du Sud, où dominait la grande propriété de type latifundiaire, a lieu pour l’essentiel à partir de l’été 1975 et est l’une des principales expressions de la radicalisation révolutionnaire. Les occupations de terres et leur exploitation par les travailleurs agricoles – sous forme notamment de coopératives ou d’unités collectives de production – se multiplient à l’automne et continuent d’ailleurs jusqu’en 1976, y compris donc après l’initiative contre-révolutionnaire du 25 novembre 1975.

Malgré une idéologie ultra-réactionnaire louant les vertus et les valeurs traditionnelles associées à la ruralité, plusieurs décennies de dictature fasciste au Portugal ont laissé les campagnes dans un état de misère effroyable, d’archaïsme sur le plan des techniques et des méthodes de production, d’intense oppression des femmes et d’analphabétisme généralisé. C’est ce legs terrible du régime salazariste que la brochure des travailleurs agricoles de Torre Bela commence par rappeler, pour montrer à quoi la révolution paysanne a entrepris de mettre fin en s’engouffrant dans la brèche ouverte dans l’ordre social par le 25 avril. Néanmoins, sur ce fond commun à l’ensemble des campagnes portugaises, se détachent des situations extrêmement contrastées entre le Nord et le Sud, qui expliquent les dynamiques inverses observées au cours du processus révolutionnaire : là où les premières constituent un bastion de la contre-révolution, mobilisées par les élites qui agitent le spectre de la collectivisation des terres, les secondes sont le théâtre d’une dynamique de lutte radicale qui est une composante majeure de la poussée de l’été 1975.

Nord et Sud : des situations et des dynamiques diamétralement opposées

Au sud du Tage, dans la vaste région de l’Alentejo et une partie du Ribatejo, on compte alors environ 1100 propriétés de plus de 500 hectares, représentant plus de 30 % des terres cultivées du pays. 5 % des exploitations y couvrent 85 % des terres, parfois laissées à l’abandon et souvent sous-exploitées par les latidunfistes [1]. Rarement présents eux-mêmes, ces derniers se sont largement enrichis durant la dictature et les occupations, comme celle de Torre Bela, sont souvent l’occasion pour les travailleurs de découvrir le faste des demeures de ces seigneurs de la terre.

Condamnant les populations au chômage chronique et à une immense précarité, ce système latifundiaire s’appuie jusqu’au 25 avril sur une répression féroce dès qu’une contestation s’exprime, pour le compte des grands propriétaires. En témoigne la mobilisation de 1953 qui se solde par la mort de 109 paysans, ou encore l’assassinat en 1954 de Catarina Eufemia, une jeune travailleuse journalière de 26 ans de la région de Beja : alors qu’elle vient présenter à son patron les revendications d’ouvrières agricoles en grève, elle est tuée de trois balles tirées à bout portant par un lieutenant de la Garde nationale républicaine qui ne sera jamais jugé.

Le Nord du pays est marqué au contraire par une extrêmement fragmentation de la terre. Les familles paysannes tentent de survivre en exploitant de minuscules parcelles, souvent peu productives, et vivent en quasi-autarcie. À ces différences correspondent des oppositions politiques. Le PCP a construit de longue date une implantation parmi les travailleurs agricoles du Sud, et les luttes paysannes ont été vives dans ces régions, en particulier dans les années 1950 et 1960 où les travailleurs finissent par obtenir la journée de 8 heures. Dans le Nord, l’Église catholique, les élites traditionnelles et la droite exercent une tutelle étroite sur les populations rurales.

De manière sans doute maladroite, et manifestement inefficace, le MFA tente d’ailleurs de défaire ces vieilles allégeances dans le Nord du pays à travers des campagnes dites de « dynamisation culturelle » : des militaires vont dans les villages reculés expliquer la signification et les implications du 25 avril, du point de vue notamment des nouvelles libertés conquises après des décennies d’obscurantisme et de répression ; des étudiants sont envoyés sous la forme d’un « service civique » pour contribuer aux travaux des champs mais aussi à l’alphabétisation et à la conscientisation – ce qui ne va pas sans résistances, du côté des paysans et parmi les étudiants.

La révolution gagne les campagnes du Sud

C’est donc au sud du Tage (Algarve excepté) que se développent les luttes paysannes, tout au long de l’année 1975 mais avec une nette accélération à partir du mois d’octobre, au nom d’un mot d’ordre simple qui résonne partout : « La terre à ceux qui la travaillent ». Expression d’une classique discordance des temps révolutionnaires, les luttes paysannes prennent leur essor avec un certain retard par rapport à l’impétueux mouvement de grèves et de manifestations qui s’est déployé dans les villes dès les premières semaines ayant suivi le 25 avril, en particulier dans les deux principales villes du pays (Lisbonne et Porto) ou dans une ville industrielle comme Setúbal.

Souvent lancées avec des objectifs défensifs (empêcher la vente de bétail et de machines, réagir à des licenciements), mobilisant fréquemment des militants syndicaux ou politiques (proches du PCP le plus souvent mais parfois influencés par la gauche révolutionnaire), les occupations de terres prennent rapidement un tour plus offensif. Les travailleurs prennent progressivement la mesure du changement de situation politique, avec la marginalisation des organes traditionnels de répression et le soutien du MFA mais aussi du ministère de l’Agriculture, qui crée en avril 1975 des Conseils régionaux de la réforme agraire (CRRA) ainsi que des unités locales. Le coup d’État manqué du 11 mars 1975 stimule également la combativité, en alimentant le soupçon que les latifundistes utilisent le sabotage économique – en particulier le refus de cultiver les terres – pour enrayer la révolution et favoriser le retour de l’ancien régime, qui les a tant servis et protégés.

C’est ainsi sous la pression des luttes paysannes que, notamment fin juillet 1975, le 4e gouvernement provisoire promulgue une série de décrets-lois validant sur le plan juridique les occupations de terres (nationalisation des terres de plus de 50 hectares et expropriation des domaines de plus de 500 hectares), ou permettant aux unités collectives de production d’accéder au crédit, non seulement pour les investissements productifs (machines) mais aussi pour payer les salaires. Cette légitimation étatique a posteriori, qui s’accompagne néanmoins d’un refus des initiatives spontanées d’occupation des terres (considérées comme « sauvages » ou « anarchiques »), est comprise comme un encouragement puisqu’à partir d’octobre, les occupations prennent encore une tout autre ampleur.

Démentant les préjugés traditionnels concernant la passivité des travailleurs ruraux, ces derniers font preuve d’une audace certaine et s’emparent des grands domaines sans attendre l’accord de quiconque, remettant ainsi en cause le droit de propriété. Ils géreront ainsi jusqu’à 1,1 million d’hectares dans le cadre de centaines d’unités collectives de production, créant ainsi des milliers d’emplois. C’est cette audace qui se donne à voir dans le texte présenté ici, mais aussi l’évidence avec laquelle les travailleurs agricoles décident d’occuper la terre, de contester l’autorité séculaire des grands propriétaires (ici le duc de Lafões), et de s’organiser de manière démocratique dans le cadre d’une commission de travailleurs où se prennent toutes les décisions relatives à leur lutte.

Pour aller plus loin

Thomas Harlan, Torre Bela. La Terre, et qui la travaille, 1977, film documentaire, disponible sur Youtube.
Ce documentaire raconte l’occupation de la propriété de Torre Bella par des ouvriers agricoles, et leur tentative de l’exploiter collectivement.

José Saramago, Relevé de terre, Seuil, 2012 [1980].
Le grand romancier portugais José Saramago, prix Nobel de littérature, raconte l’histoire sur trois générations d’une famille d’ouvriers agricoles de l’Alentejo.

Constantino Piçarra, « Reforma agrária no sul de Portugal (1975) » [Réforme agraire dans le sud du Portugal (1975)], in Raquel Varela (dir.), Revolução ou transição ?, Lisbonne, Éditions Bertrand, 2012.
Une recherche importante sur les luttes paysannes et la réforme agraire dans les campagnes du sud durant l’année 1975.

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NOTES DE BAS DE PAGE

[1Grands propriétaires terriens.
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