La Commune contre l’histoire universelle

L’universalité qui s’insurge

Massimiliano Tomba

L’universalité qui s’insurge

Massimiliano Tomba

Relire Marx pour sortir de l’étapisme du progrès et concevoir des temporalités multiples.

Massimiliano Tomba, philosophe, enseigne à l’Université de Santa Cruz en Californie. Auteur de plusieurs ouvrages sur Marx et Benjamin, il a publié notamment Marx’s Temporalities, Brill, 2013.

L’universalité qui s’insurge

Il y a plusieurs moyens d’aborder la question de l’universalité chez Marx. Et il est impossible de faire cela sans considérer, par la même occasion, certaines implications que le marxisme a eu pour ce concept. Le point de départ ne peut être que négatif : ce que l’universalité n’est pas. Le concept d’universalité a souvent été superposé sur celui de l’histoire universelle. De cette manière, c’est le caractère universel du concept d’histoire qui garantit également le caractère normatif de l’universalisme politique. Un exemple dans le champ libéral est le étapisme, selon lequel il y a un concept universel de la liberté qui, bien qu’universel, demeure enfermé dans l’espace entre l’universel latent et sa réalisation. Dans cette perspective, des populations entières peuvent être retenues dans « la salle d’attente de l’histoire » (Chakrabarty 2000) attendant d’être prêtes pour la liberté. Dans le champ marxiste, nous trouvons une conception similaire. Tournant autour de la conception étapiste de l’histoire universelle, les modes de production non-capitalistes et les formes politiques non étatiques ont été définis comme pré-capitalistes, pré-modernes et pré-politiques. Le marxisme de la Seconde et Troisième internationale, qui poursuit une philosophie normative de l’histoire, se donne comme tache l’accélération des phases guidant au stade final du socialisme et, par la même, justifie la destruction des formes rurales d’auto-organisation imposant aux soi-disant pays arriérés, l’épreuve de traverser les étapes historiques qui mènent au socialisme. Ainsi, un cours accéléré vers le capitalisme a été imposé aux populations rurales autant qu’aux autres, générant des conflits et des tensions toujours visibles aujourd’hui.

Une autre manière de comprendre l’universalisme souligne sa nature polémique. Si le capital produit son propre universalisme en termes de travail abstrait, marchandisation et exploitation, l’universalité alternative prendrait forme de façon réactive et polémique, en généralisant la condition ordinaire des exploités, comme constituant un front commun contre un ennemi commun. Ce type d’universalisme était le fondement du Djihad anti-impérialiste lancé par Zinoviev au Congrès de Bakou, en 1920. Le concept d’universel défait les différences locales en produisant une identité conforme en fonction de sa juxtaposition à un autre universel. Une longue tradition du marxisme occidental prétend que la lutte contre l’impérialisme ou l’universalité réelle du capital, constitue déjà la base commune pour l’universalisme des opprimés. Mais, ce que fait cet universalisme c’est dissimuler les différences au nom d’une opposition binaire contre un mauvais universalisme à combattre. Sauf que l’on se rend compte que ces différences réapparaissent en proportion inverse à l’intensité de l’opposition polémique mise en place entre les deux universels opposés.

Cela ne veut pas dire que l’on devrait renoncer à l’universalité. Cela veut dire que l’on doit la libérer de la philosophie de l’histoire et de l’opposition binaire dans laquelle elle a été bridée. Cela veut dire, en partie, que l’on doit la libérer de l’excès de théorie qui l’emprisonne dans cette opposition binaire et plutôt commencer à creuser dans la véritable matière historique. Cela peut être fait en regardant vraiment Marx du point de vue de la marge, sans « le passe-partout d’une théorie historico-philosophique générale, dont la vertu suprême consiste à être supra-historique. » (Shanin 1983, p. 136).

Un mouvement double peut être réalisé à partir de Marx et des traditions qui s’en réclament. Un premier mouvement fut lancé par Vera Zassoulitch, quand le 16 février 1881, elle écrivit à Marx pour lui demander son opinion sur les communautés rurales russes. Selon les marxistes russes, ces communautés constituaient un obstacle au progrès vers le socialisme et par conséquent méritaient de disparaître et d’être détruites. Marx répondit que ces théories « ne fournissent aucune raison pour ou contre la vitalité des communes russes. Mais les recherches spéciales que j’en ai faites […] m’ont convaincu que la commune est le point d’équilibre d’un renouveau social en Russie » (Shanin p.124). Marx se montra en réalité plus proche des populistes que des marxistes. Cette lettre fut cachée par Plekhanov pour que cette possibilité ouverte par Marx et la tradition communiste soit marginalisée. Mais ce courant souterrain ne fut pas entièrement étouffé. Il continua à exister et à entrer en conflit avec le courant dominant.

Effectivement, il est possible de relier la lettre de Marx à Zassoulitch à une autre lettre qui fut écrite le 24 octobre 1956 par Aimé Césaire à Maurice Thorez qui était à l’époque, secrétaire du Parti Communiste Français. Dans cette lettre, Césaire dénonçait le paternalisme des membres du Parti Communiste « leur assimilationnisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité unilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ». Pour finir, dénonçant « l’universalisme décharné » qui supprime la multiplicité du particulier et des voies alternatives de développement, Aimé Césaire proposa une vision alternative de l’universalisme, basée sur la solidarité qui respecte les particuliers. Avec cette lettre, Aimé Césaire annonça sa démission du Parti. C’est en suivant ces différentes références et avec ces lettres, qui sont en fait des déclarations politiques, que se forme l’héritage de l’universalité qui s’insurge.

L’universalité qui s’insurge est une expérience qui, en créant de nouvelles institutions et en réactivant d’autres issues du passée, reconfigure l’espace politique.

L’universalité qui s’insurge est une expérience du temps, de l’espace et de la politique. Si l’on se débarrasse du dogme de l’histoire universelle, l’énorme matière politique et économique qui constitue le présent cesse d’être organisée en fonction des forme avancées, arriérées ou résiduelles. Cela devient, plutôt, l’entrelacement des temporalités qui se recombinent dans l’instant de l’insurrection. Comme cela se produisit en Russie avec les communes rurales, quand les populistes et les Socialistes Révolutionnaires essayèrent de combiner les formes d’auto-organisation locales et la propriété collective des communautés paysannes avec les conseils ouvriers. Comme cela fut le cas, pendant la Commune de Paris, quand les Communards se référèrent à des formes « archaïques » et médiévales d’auto-organisation locale, pour les reconfigurer à travers le prisme du socialisme. Ces expériences devraient être examinées non pas de manière abstraite, mais en creusant à travers les strates temporelles de la matière historique existante.
L’universalité qui s’insurge est une expérience qui, en créant de nouvelles institutions et en réactivant d’autres issues du passée, reconfigure l’espace politique. Son échelle n’est pas celle de la nation ou de la démocratie mondiale. Son universalisme n’est pas relié à son étendue spatiale, mais à sa manière de pratiquer la politique. C’est à propos de la troisième dimension institutionnelle au-delà de l’opposition binaire du pouvoir constituant et du pouvoir constitué. Elle n’est pas coincée dans la réaction au pouvoir.

Si l’universalisme est potentiellement valable pour tout le monde, même pour ceux qui ne veulent pas être subsumés, comme l’ont été historiquement les paysans russes pendant la Révolution ou les populations non-européennes pendant les luttes anti-coloniales, l’universalité qui s’insurge est ouverte à toute personne remettant en question sa position dans un ordre donné et agissant pour changer cet ordre dans son ensemble. La logique de l’universalisme précédent reste coloniale. Il présuppose l’unité pour produire une nouvelle unité. Et il dépend toujours dialectiquement d’une altérité à partir de laquelle il doit être possible de tracer des exclusions et des juxtapositions. L’universalité qui s’insurge, au contraire, s’est libérée de son obsession de l’unité et des -ismes. C’est une expérience avec l’excès démocratique de la pluralité des pouvoirs. Et c’est le caractère incomplet de cette expérience, pas l’expérience en elle-même qui est partagée. C’est le sens de la belle image qui nous est donnée par les zapatistes dans leur Quatrième Déclaration de 1996 : « le monde que nous voulons est un monde ou plusieurs mondes ont leur place ». L’universalité qui s’insurge commence avec cette pluralité de mondes, d’autorités et de formes d’auto-organisation, elle commence avec un accès égalitaire à la politique par la forme d’assemblée et de groupes, elle commence avec l’universalisation de la politique et de la propriété défendue par les Communards.

Bibliographie :

Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Présence africaine (1956).

Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference (2000).

Teodor Shanin, Late Marx and the Russian Road : Marx and the Peripheries of Capitalism (1983).

*La Rédaction remercie M. Tomba de lui avoir permis de traduire ce texte, publié, à l’origine, dans la revue de philosophie contemporaine Krisis.

Trad. I.K..

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