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Féminisme marxiste

L’émancipation des femmes en période de crise mondiale

Dans ce texte de 2013, Andrea D'Atri et Laura Lif reviennent sur les paradoxes d'un féminisme de la deuxième vague qui, alors que la crise s'approfondit sur l'ensemble de la planète, voit ses contradictions éclater. Une situation qui invite à réactualiser le débat entre féminisme et marxisme.

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L’émergence sur la scène politique des secteurs les plus opprimés est symptomatique de la remise en question l’idée de l’émancipation comprise comme une conquête progressive et cumulative de droits – tel que le propose le féminisme mainstream, qui défend exclusivement la stratégie du lobbying parlementaire visant « l’extension de la citoyenneté » - autant que la perspective de « démocratiser radicalement la démocratie » - défendue par le post-féminisme mais irréalisable dans un contexte où la crise économique, sociale et politique continue de se développer.

Avec la crise il est devenu évident que chaque droit obtenu, loin d’être une conquête pérenne, est assujetti aux coupes budgétaires imposées par les gouvernements et les institutions financières internationales, et soumis – lorsqu’il ne s’agit pas d’un problème strictement économique – aux aléas des rapports de force. La crise exacerbe la polarisation sociale et fait resurgir avec fracas les secteurs les plus réactionnaires, qui expriment toute leur xénophobie, homophobie, misogynie, etc. Ainsi, de nombreux gouvernements, derrière un discours supposément « progressiste », font des compromis avec des secteurs d’extrême-droite et des concessions à certains groupes religieux, renforçant le contrôle social par une restriction des libertés démocratiques.

La population condamnée par le capital à une vie misérable ne connaît pas « d’égalité entre les sexes » : elle est composée à 70 % de filles et de femmes. Mais l’inégalité ne se révèle pas que dans les indices économiques. La discrimination qui touche ce groupe – comme celle à l’encontre des migrants, ou des personnes LGBT – contraste avec les droits acquis ces dernières décennies : répression, viols, féminicides en Egypte et dans d’autres pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, escalade xénophobe en Europe, mobilisations massives contre la légalisation du mariage pour tous, dirigées par l’Église Catholique, des groupes d’Evangélistes et de Conservateurs [1]. Le capitalisme démontre, à travers des leçons brutales, que l’émancipation des femmes, comme celles d’autres groupes sociaux subordonnés, est une chimère tant que subsiste ce système social, politique et économique. Dès lors, que doit se proposer le féminisme en tant que mouvement émancipateur, dénonçant les inégalités sociale, politique et culturelle que subissent les femmes sous la domination patriarcale ? Et que peut apporter le marxisme révolutionnaire ?

Paradoxes de la restauration conservatrice : de nouveaux droits mais de plus grandes d’injustices

Au cours du siècle dernier, la vie des femmes a changé de façon incomparable par rapport à la modification relativement mineure de la vie des hommes sur la même période. Mais certains éléments contrastent brutalement avec cette image d’un « progrès sans contradictions » vers une plus grande égalité entre les sexes, propre aux pays impérialistes et aux semi-colonies prospères. En effet, comment expliquer, dans cette perspective, le fait que chaque année, entre 1 million et demi et 3 millions de femmes et jeunes filles soient victimes de la violence machiste, et que la prostitution soit devenue une industrie à la rentabilité énorme, où s’étendent les réseaux de traite ? Par ailleurs, à l’échelle mondiale, malgré des avancées scientifiques et technologiques très importantes, ce sont 500.000 femmes qui meurent chaque année à cause de complications durant leur grossesse ou leur accouchement, tandis que 500 femmes meurent chaque jour des suites d’avortements clandestins. Dans le même temps, la « féminisation » de la force de travail a cru de manière exponentielle, spécialement en Amérique Latine, au prix d’une grande précarisation. Ainsi, à la différence des précédentes crises mondiales, celle que nous traversons touche une classe ouvrière composée d’une force de travail féminine qui représente plus de 40 % de l’emploi mondial. 50,5 % de ces travailleuses sont précaires/précarisées, et pour la première fois dans l’histoire, le taux d’emploi des femmes en zone urbaine est légèrement supérieur à celui des zones rurales [3].

Le contraste entre les droits acquis – y compris la légitimité qu’a obtenu durant les dernières décennies le concept « d’égalité entre les sexes » – et le tableau sinistre de ces statistiques est aigu. C’est en cherchant une explication à ces contradictions que la féministe nord-américaine Nancy Fraser a mis en cause la thèse selon laquelle « le relatif succès du mouvement féministe en matière de transformation culturelle contraste de façon saisissante avec son incapacité relative à transformer les institutions » [4]. Fraser interroge ce bilan déséquilibré (qui attribue au féminisme un triomphe culturel et un certain échec institutionnel) à partir d’une nouvelle hypothèse, se demandant si : « les changements culturels, en soi salutaires, initiés par la deuxième vague ont servi à légitimer une transformation structurelle de la société capitaliste qui va directement à l’encontre des conceptions féministes d’une société juste » [5]. L’auteure soutient ainsi que le féminisme et le néolibéralisme se sont avérés compatibles, en questionnant la cooptation du premier et sa subordination à l’agenda de la Banque mondiale et des autres organismes internationaux.

La thèse paraît pertinente. Le féminisme n’a-t-il a proposer qu’une émancipation réservée à des pays bien déterminés et limitée à des secteurs minoritaires, jouissant de quelques droits démocratiques, au détriment de l’extension de brutales injustices contre l’immense majorité des femmes à l’échelle mondiale ? Cette situation paradoxale, que des décennies de restauration conservatrice nous ont légué, ne peut pas être expliquée sans que l’on revienne aux rapports de force qui se sont joués avec la radicalisation des années 60. Dès la fin de cette décennie, jusqu’au milieu des années 80, une montée révolutionnaire de masse a vu le jour, remettant en cause non seulement l’ordre capitaliste, mais aussi le contrôle de fer de la bureaucratie stalinienne dans les États ouvriers de l’Europe de l’Est.

Le début de ce processus de radicalisation extensif, qui a traversé les continents et a mis à mal l’équilibre établi entre l’impérialisme et la bureaucratie stalinienne à la fin de la Seconde guerre mondiale, a aussi fait jaillir un fleurissement/florilège de questionnements radicaux à propos de la vie quotidienne : le mouvement féministe est reparti sur de nouvelles bases, initiant ce qu’on a appelé la « deuxième vague » ; le mouvement pour la libération sexuelle est sorti du « placard » imposé par la répression en faisant irruption sur la scène mondiale avec les barricades de Stonewall, et la revendication de la « fierté » ; la population afro-américaine a aussi émergé, faisant entendre sa révolte et arborant la bannière du blackpower, pendant que les campus universitaires devenaient des lieux de débats politiques et philosophiques, d’expérimentation musicale et psychédélique, en même temps que le couple hétérosexuel, monogamique et toutes les relations sociales étaient remises en causes par l’amour libre et la vie en communauté.

Mais la contre-offensive impérialiste – le néolibéralisme – s’est abattue sur les masses leur infligeant une défaite non seulement politique mais aussi culturelle. La relance partielle de l’économie capitaliste de cette période, contrairement à ce qui s’était passé lors des deux Guerres mondiales de 1914-1918 et 1939-1945, ne reposait pas sur la destruction des forces productives par l’appareil militaire. Bien qu’il y ait eu quelques défaites physiques, la base de ce « nouvel ordre » fut essentiellement la fragmentation sans précédent de la classe ouvrière. Face à cette attaque impérialiste contre les masses et leurs conquêtes, les organisations de la classe ouvrière (des partis sociaux-démocratiques et communistes jusqu’aux syndicats et états ouvriers bureaucratisés) ont été des agents de la mise en œuvre de ces mêmes mesures qui ont reconfiguré la domination du capital. Le modèle de l’économie de marché et de la pensée unique furent les fers de lance de cette période de restauration bourgeoise, caractérisée par le détournement et la canalisation des masses à travers l’extension des régimes démocratiques capitalistes. Cela a permis à la classe capitaliste d’imposer des mesures économiques, sociales et politiques qui liquidèrent une grande partie des acquis obtenus au cours de la période précédente.

Ce processus s’est étendu dans le temps et l’espace. Plus étendus géographiquement, ces nouveaux régimes se sont constituées comme des démocraties dégradées s’appuyant sur une base sociale composée des classes moyennes urbaines et même de certains secteurs privilégiés de la classe ouvrière (notamment dans les pays centraux) qui ont eu un plus fort accès à la consommation. La désidéologisation du discours politique par la combinaison de l’exaltation de l’individu et de sa réalisation dans la consommation ont été les bases de ce « nouvel accord », beaucoup plus élitiste que celui de l’après-guerre, qui a coexisté avec l’augmentation de l’exploitation et de la dégradation sociale de larges couches de la classe ouvrière, accompagnées de forts taux de chômage et de la prolifération exponentielle de la pauvreté.

Tandis que les secteurs les plus aisés de la classe ouvrière et les classes moyennes étaient intégrés à la spirale consumériste, la vaste majorité de la classe ouvrière était condamnée au chômage chronique et à la marginalisation sociale, politique et culturelle. L’individualisme pénétrait également la culture des masses.

Cette « intégration » permit la mise en place d’un « nouveau pacte » entre les classes. Cela fut possible grâce l’intégration, bien que dégradée, de nombreuses revendications démocratiques des mouvements sociaux dans l’agenda des politiques publiques, dont celles d’une partie du mouvement féministe.

Féminisme et démocratie : de l’insubordination à l’institutionnalisation

Le divorce entre la classe ouvrière d’un côté – avec ses directions qui ont enterré leurs propres conquêtes ou, dans le meilleur des cas, résisté par un syndicalisme passif aux attaques néolibérales ; et les mouvements sociaux de l’autre – qui, avant même la défaite, ont abandonné la perspective d’une transformation radicale du système -, a finalement été consommé, après une longue histoire de luttes communes. En se marginalisant ou en s’intégrant aux luttes pour la « reconnaissance » dans l’espace de « l’État démocratique », le féminisme a abandonné la lutte contre l’ordre social et moral imposé par le capital, qui frappe de misère et d’injustice les femmes. D’autre part, en l’absence d’un horizon révolutionnaire et du fait du rôle joué par ses propres directions lors des attaques majeures du capital, la classe ouvrière a été plongée dans un corporatisme économiciste. Voilà un réformisme à deux visages : la politique féministe se limite à faire pression auprès des institutions de l’État par le lobbying pour aboutir à une « extension de la citoyenneté », menacée dès qu’une crise émerge ; tandis que les femmes de la classe ouvrière ne disposent au mieux que du « droit » à vendre leur force de travail, laissant la gestion des affaires publiques à la caste politique bourgeoise.

Les femmes qui aspiraient à leur émancipation n’ont pas pu trouver, durant ces décennies de profondes restauration conservatrice, un modèle à suivre dans les pays du soi-disant « socialisme réel », comme cela avait été le cas au début du XXe siècle. Elles n’y ont trouvé que la confirmation que toute tentative de s’opposer à la domination existante pourrait générer des formes nouvelles et monstrueuses de domination et d’exclusion. La stalinisme s’était chargé de reprendre les bannières libertaires du bolchevisme concernant l’émancipation des femmes pour les transformer en leur contraire : rétablissement de l’ordre familial et promotion du rôle de la femme comme épouse, mère et ménagère ; abrogation du droit à l’avortement ; criminalisation de la prostitution, comme aux temps du tsarisme ; réduction drastique ou arrêt des politiques publiques visant à créer des laveries, des cantines et des logements communautaires ; et liquidation de tous les organisations partisanes féminines. Voilà quelques uns des moyens par lesquels la bureaucratie a détruit et retourné les petites, mais audacieuses, mesures prises par la révolution russe de 1917.

Avec la cooptation et l’intégration du féminisme au régime capitaliste, des avancées en termes de droits démocratiques élémentaires ont eu lieu et l’agenda féministe – auparavant porté uniquement par des secteurs d’avant-garde – s’est transformé en « aspiration commune » des masses. Mais la radicalité du féminisme de la « deuxième vague » des débuts a été balayée par le système. Son engagement subversif a été dévié le faisant passé er« de la rue au palais », de la transformation sociale radicale à la résistance par la transgression symbolique.

Entre l’extension inédite du pouvoir d’achat de larges secteurs des masses, l’exaltation de l’individualisme comme valeur sociale, et la reconversion des animatrices des mouvements sociaux en technocrates expertes pour les agences de de développement, le féminisme de l’égalité a perdu son caractère critique. Le féminisme de la différence et le post-féminisme ont par la suite relativement remis en cause cette conciliation.

Mais l’adaptation à une époque où la révolution ne fait plus partie d’un quelconque horizon, avec une classe ouvrière submergée par un recul politique et une crise de subjectivité sans précédents ainsi que par la démoralisation produite par l’identification du stalinisme au « socialisme », a aussi eu son corollaire dans les nouveaux fondements théoriques féministes et post-féministes. Loin de s’attaquer au cœur du problème en reprenant les critiques les plus radicales du féminisme qui avait pointé l’alliance du capital et du patriarcat, leurs réponses ont au contraire repris l’idée d’une émancipation individuelle, assimilée de façon trompeuse aux possibilités de consommation et d’appropriation-transformation de leurs propres corps.

Notes pour un débat

Cette reconfiguration de la situation des femmes, pourvues de nouveaux droits et victimes de plus grandes injustices, ajoutée à une nouvelle composition de la force de travail en termes de genre, liée aux transformations opérées dans les dernières décennies, oblige à réactualiser le débat entre féminisme et marxisme sur le caractère de la relation entre capitalisme et patriarcat, le sujet de l’émancipation et la question de l’hégémonie. Se peut-il qu’un féminisme qui ne s’auto-satisfasse pas du refuge intime de la libération individuelle et s’inscrive une perspective critique, radicale et anticapitaliste ressurgisse ? Cela implique non seulement une lutte contre les variantes réformistes qui cherchent à s’intégrer au capitalisme – même quand elles prennent les formes labyrinthiques du charabia post-moderne - mais aussi de se réapproprier, contre tout réductionnisme économiciste ou politiciste opportuniste fonctionnel au réformisme, le meilleur des traditions de l’histoire du marxisme révolutionnaire dans la lutte contre l’oppression des femmes.

[1] À Paris, des centaines de milliers de personnes ont marché contre l’approbation du Mariage pour tous. Dans la manifestation, dirigée par des personnalités de la droite et de l’ultra-droite française, on entendait des slogans contre le gouvernement d’Hollande : “Ne touche pas le mariage, occupe-toi du chômage”. En 2008, en Californie, des groupes de droite -comme l’organisation Protect Marriage- ont promu la rectification constitutionnelle dénommée “Limiter le Mariage”. On retrouve un événement similaire dans l’État Espagnol, où le PP et l’église ont pris la tête des mobilisations contre le mariage homosexuel. Récemment, au Brésil, de milliers de personnes ont participé à la “Marche pour Jésus”, une manifestation de chrétiens évangéliques dirigée par le président de la Commission des Droits de l’Homme de la Chambre de Députés qui a approuvé un projet de loi pour que les écoles de psychologues considèrent l’homosexualité comme une maladie et établissent son traitement.

[2] Dans les 3.000 zones franches qu’il y a au monde, plus de 40 millions de personnes travaillent, sans aucun droit ; mais 80% sont des femmes qui ont entre 14 et 28 ans.

[3] OIT, Rapports 2011 et 2012

[4] Nancy FRASER, “Le féminisme, le capitalisme et la ruse de l’histoire”, New Left Review 56, Madrid, 2009.

[5] Idem.

[6] Voir E. ALBAMONTE et M. Maiello, “Les limites de la restauration bourgeoise”, Estrategia Internacional 27, Buenos Aires, 2011.

[7] Idem.


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