Qui sont-ils ?

Gilets jaunes. Instantané et mouvements

Jean Beide

Photo : O Phil des Contrastes

Gilets jaunes. Instantané et mouvements

Jean Beide

Les Gilets jaunes sont, depuis une vingtaine de jours maintenant, le sujet politique de référence. Mais qui sont-ils-elles ?

Loin des photographies sociologiques et politiques, un mouvement en évolution

Le 16 novembre, le Figaro se réjouissait de la manifestation de « sa » France périphérique oubliée, défendant ses « ploucs-émissaires » contre l’arrogance parisienne. Cette opposition aussi facile que classique, la droite de cabinet - au demeurant très parisienne - en a fait son fonds de commerce. Invoquant systématiquement la France périurbaine lésée, sujet fort commode puisque généralement silencieux, la droite instrumentalise cette opposition aux contours sociaux flous, mettant en vrac dans le même sac ouvriers sacrifiés sur l’autel de la mondialisation, petits commerçants et gros industriels ou exploitants. Force est de constater que, deux semaines plus tard, le sujet s’avère finalement assez retors et peine à entrer dans les clous et dans ces catégories qui lui sont chères.

Mais qu’en est-il justement de cette « France périurbaine » qui revêt le gilet de haute visibilité comme un signe de ralliement ?

Comme le montre avec justesse Aurélien Delpirou ces pré-notions mobilisées massivement par les éditorialistes simplifient à l’excès une réalité pourtant plus complexe. La tentation d’assimiler le mouvement des gilets jaunes à une jacquerie (en référence aux émeutes paysannes contre l’impôt sous l’ancien régime), même si ce dernier en possède certains traits, participe en dernière instance d’une tentative de construction d’un corps politique sui generis ayant pour dénominateur commun la ruralité ou la périurbanité, entendue comme contraire de l’urbanité mondialisée des citadins fortunés et -au besoin- comme l’opposé des autres catégories de pauvres, illégitimes ceux-là, soit les habitants des quartiers défavorisés des grandes villes jusqu’aux migrants et plus largement de toute cette catégorie des « assistés ». Outre l’hypocrisie politique d’une droite qui a très largement fait la promotion de l’étalement urbain tout en appliquant les mesures d’austérité responsables de la désertification de ces zones, le mouvement des gilets jaunes s’avère en réalité impossible à assimiler de force dans ces cases pré-déterminées.

A gauche de l’échiquier politique, les analyses aussi vont bon train. La France Insoumise y voit la manifestation du « peuple » tout entier dont l’inspiration régicide tiendrait du mouvement des « sans culottes ». D’autres y voient l’avènement d’un ensemble atomisés d’individus luttant de façon éparse et spontanée dans les interstices de la société post-industrielle et de ces flux continus de marchandises et d’échanges. Cette irruption spontanée au coeur du système des échanges, bloquant rond-points, supermarchés et autoroutes est érigée en méthode autant qu’en symbole de la disparition de la classe ouvrière dont elle signerait l’acte de décès.

Ces essentialisations du mouvement des gilets jaunes font fi des évolutions qui, au jour le jour, transforment le mouvement, ses potentialités et ses méthodes.

La porosité entre les gilets jaunes et le mouvement ouvrier traditionnel organisé dans les syndicats se fait de plus en plus claire. A de nombreux endroits en France les bases de la CGT appellent à rejoindre le mouvement, comme à Rouen ou Orléans. Des processus diffus de grève, dans les raffineries, la chimie, et dans le milieu scolaire sont à l’oeuvre. Les cibles à bloquer changent avec les modalités d’action, les porte-paroles sont conspués, certains leaders d’extreme-droite évincés. Tout ces éléments nous obligent à analyser quotidiennement un phénomène d’ampleur qui révèle chaque jour un peu plus son caractère agonistique et son hostilité vis-à-vis du pouvoir et d’une classe d’ultra-riches encore confusément circonscrite et identifiée.

Le 17 novembre surprend tout le monde

Depuis son élection, en mai 2017, Macron s’emploie à attaquer toutes les couches subalternes de la société selon deux axes fondamentaux. Le premier consiste à pousser le niveau d’exploitation des travailleurs par l’affaiblissement de leur droits, l’abaissement et la détérioration de leurs conditions de travail et la stagnation, voire le recul, des salaires. Le second consiste dans le pillage parallèle d’une part proportionnellement grandissante du revenu de la population.

Suppression de l’ISF et hausse des taxes, généralisation et renforcement de tous les impôts régressifs telle que la T.V.A, mesures d’austérité, toutes ces attaques qui rognent le « pouvoir d’achat » visent à faire reposer la plus grande partie possible des coûts de fonctionnement de la société sur les épaules du monde du travail, c’est-à-dire sur cette part de la richesse nationale qui échappe par définition aux capitalistes : les salaires. La « gauche » et les organisations du mouvement ouvrier attendaient, ou feignaient d’attendre, les signes de la révolte dans les rangs des ouvriers organisés et politisés.

Première des surprises : le mouvement le plus aigu et profond de contestation du macronisme et de ses offensives autoritaires aura été déclenché par la hausse d’une taxe, celle sur les carburants. La seconde surprise a été l’ampleur du succès du 17 novembre, pourtant organisé spontanément sur les réseaux sociaux. Une telle ampleur a redéfini d’emblée la nature du mouvement qui, de par sa composition et la forte mobilisation de travailleurs réclamant, dès la première journée, plus de services publics, ne pouvait ainsi plus être assimilé à un mouvement poujadiste. Surprise enfin sur les méthodes employées : c’est aux marges des zones urbaines, sur les parkings de supermarchés et les bretelles d’autoroutes que le mouvement des gilets jaunes a ouvert le front le plus délicat pour le macronisme et qu’a pris racine une radicalité en pleine inflation depuis. Si le 17 novembre a surpris l’ensemble du mouvement ouvrier organisé, c’est enfin et surtout pas sa composition. Indépendants subordonnés aux diktats du capital, ouvriers, fonctionnaires et employés pauvres, précaires, chômeurs et retraités sont sortis massivement dans la rue dès le matin du samedi 17.

Ces nouveaux prolétaires, nouveaux contestataires

Le 17 novembre et les jours qui ont suivi sont aussi l’histoire de la confrontation indirecte, lointaine et méfiante entre ce qu’on avait coutume d’appeler « l’avant garde » et les masses dans lesquelles les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier n’ont plus prise depuis des décennies.

Dans une certaine mesure le 17 novembre est donc l’expression de l’isolement des masses vis-à-vis des secteurs politisés et organisés des travailleurs. Il serait fallacieux néanmoins de ne voir les effets de cet isolement que dans un sens seulement et de fustiger, comme n’ont pas manqué de le faire nombre d’organisations de gauche et d’extrême gauche, « l’arriération » et le caractère limité, voire rétrograde, des revendications des gilets jaunes. La fracture entre les masses et l’avant garde se ressent en effet dans l’avant garde elle-même qui s’obstine encore, pour certains de ses secteurs, à ne voir dans le mouvement des gilets qu’un phénomène rétrograde témoignant davantage de la ruine de la conscience collective plutôt que de la résurgence de la conflictualité de classe.

L’incapacité et l’impréparation de l’avant garde organisée face à l’irruption spontanée et spectaculaire de la lutte des classes est là pour témoigner des marques laissées par trente années d’hégémonie néolibérale, de recul du mouvement ouvrier et de trahisons menées par les directions des organisations syndicales et politiques.

Cette méfiance et cette retenue de l’avant garde, avant mais aussi tout au long de la semaine qui a suivi le 17 novembre est donc l’effet d’un isolement doublé d’un scepticisme à l’égard de ces « nouveaux » prolétaires, indépendants et atomisés.

La structure du capitalisme français, avec son fort taux de petites et moyennes entreprises, son éclatement administratif et par le moyen de la sous-traitance, a produit ces dernières décennies un prolétariat éclaté, peu favorable à son organisation en syndicats. D’aucuns ont ainsi longuement théorisé la fin de la lutte des classes, par calcul politique ou scepticisme militant ; l’émergence des formes de luttes plus diffuses, mobilisant un champ d’individus contestataires à défaut d’une agonisitique consciemment organisée dans une lutte du travail contre le capital. Or, si une telle conscience de classe n’est assurément pas la conscience dominante des « Gilets Jaunes », une composante subjective « populaire » émerge et donne à la lutte des gilets jaunes l’aspect d’une lutte de masse pour la dignité et les droits démocratiques et alimente la radicalité galopante du mouvement.

L’impossibilité de fixer le mouvement dans des définitions par ailleurs pré-établies exprime un fait très important que l’avant garde ne saurait ignorer au risque de se retrouver très profondément disqualifiée. La lutte des masses contre les jougs étatiques et économiques, exprimée nécessairement dans un premier temps dans le langage confus et dispersé propres aux masses inorganisées et sans expérience, met toutefois en place le creuset dans laquelle se forge dynamiquement la conscience réelle, y compris celle de l’avant garde.

Luttes des classes et perspectives

La question de la définition d’un tel mouvement n’est pas superficielle puisqu’elle conditionne en partie la capacité qu’a l’avant garde à se mobiliser aux cotés des masses, non pas en professeur mais en allié de poids, fort de sa capacité à faire passer la théorie dans les consciences, tout en affinant ces mêmes théories dans la pratique de confrontation avec « le mouvement réel qui tend à abolir les conditions existantes » pour reprendre le mot de Marx. Définir ne revient donc pas à enfermer mais est une dynamique qui permet de coller au plus près du devenir d’une situation donnée.

Dans le cas du mouvement des gilets jaunes, l’analyse montre d’une part que le « champ d’individus » initialement mobilisés comme collectifs de citoyens ou de « français », tend progressivement à évincer le milieu patronal, initialement très minoritaire, ainsi qu’à renforcer les éléments de conflit et de radicalité frontale, comme en témoigne la journée aux allures de tournant du 1er décembre. Quand l’intensité de la lutte des classes franchit un pallier, c’est toutes les perspectives qui sont du même coup rebattues et réactualisées. On voit dans le cadre de ce mouvement des gilets jaunes se dégager un conflit objectif avec le capital et ses représentants bien que la traduction dans la conscience semble peiner à se réaliser. Les sauts de conscience, permettant de débarrasser les mouvements de masses des scories réactionnaires inévitables et qui dans le mouvement actuel sont relativement battues en brèches mais qui pourraient aussi reprendre de l’influence et du terrain, ne peuvent être réalisés qu’à la condition que l’avant garde se donne les moyens de se confronter réellement aux masses en lutte.

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