Acte, scène et dénouement

Gilets Jaunes : the show must go on

Christa Wolfe

Gilets Jaunes : the show must go on

Christa Wolfe

En dépit des retards de structuration du mouvement des Gilets Jaunes, on peut y lire, d’un point de vue littéraire, le choix d’un arrière-plan qui supporte la continuité et fait office de structuration élémentaire : le registre théâtral. Les différentes séquences des samedis qui se sont enchaînés sont en effet désignées comme les actes d’une seule pièce. Ce choix du registre théâtral produit des effets de sens et permet de poser quelques hypothèses sur la subjectivation en cours.

Un théâtre contre le Spectacle

En partant des analyses de Guy Debord, qui analyse les effets de dépossession par la mise en scène permanente du monde marchand dans une société qui tend à tout réduire à la marchandise, y compris les consciences forcées de se contempler dans le capitalisme spectaculaire, on peut réitérer l’opposition entre spectacle et théâtre. Le « spectacle » est le régime capitaliste de la dépossession. Sa racine se trouve dans l’exploitation et l’aliénation de sa propre œuvre ou activité au travail, mais parasite finalement l’ensemble des relations sociales qui gravitent autour de la marchandise, « chose sociale » chez Marx, « chose spectaculaire » chez Debord.

Il est frappant, d’ailleurs, de voir que les Gilets Jaunes ont eux-mêmes pris conscience dans leur lutte de l’importance de cette dépossession en ciblant les médias pour la déformation qu’ils imposent à ce que vivent concrètement les manifestants. Ainsi, une partie du combat se présente bien comme une lutte globale contre la dépossession, par le capitalisme spectaculaire, du produit de l’activité des Gilets Jaunes – c’est-à-dire contre les dépossessions, la reprise et la défiguration de leurs revendications et de leurs manifestations lorsqu’elles sont relayées par les médias.

Le choix d’une scansion du mouvement en « actes » se comprend alors comme le surgissement sur une scène – la rue – d’acteurs qui ont leur propre pièce à jouer. La lutte contre les médias vient confirmer qu’il s’agit bien d’une lutte contre le spectacle et l’aliénation de l’activité : acteurs, non seulement ils ne veulent plus « être joués » mais même ils revendiquent d’imposer au jeu d’autres règles. À ce niveau, puisqu’il s’agit surtout de l’aliénation des consciences, il semble qu’on est en train de voir surgir de ce que l’on pourrait appeler un « inconscient collectif de réserve », qui se saisit du théâtre pour dire le refus et l’opposition au spectacle de la marchandise en papier glacé.

Avant Guy Debord, Jean-Jacques Rousseau avait travaillé la question de la théâtralité et de la passivité spectatrice : au théâtre qui assied, qui tient silencieux, et qui énonce les passions les plus immorales, Rousseau ne disposant pas de la distinction théâtre/spectacle, il opposait la fête collective, où chacun tient sa place et agit directement. C’est le caractère passif qui faisait la nuisance propre au théâtre, selon Rousseau. Il s’agissait donc de lui opposer la fête civique, dans laquelle la communauté célébrait sa vitalité et son unité. Le mouvement des Gilets Jaunes de toute évidence appartient à cette fête collective, même si l’un des intérêts du mouvement est de n’être pas constitué comme une communauté consciente d’elle-même, même si cette unité a commencé à se faire.

Un surgissement sur arrière-fond historique

Pour comprendre la pièce qui essaie de se jouer sur cette scène spontanée, il faut noter qu’un certain nombre d’accessoires ont surgi avec les Gilets Jaunes, qui fonctionne comme des symboles connotant la lutte. Le choix du « gilet jaune » d’abord est un identifiant fort : rendu obligatoire dans les véhicules, donc possédé par tous, il sert en cas de panne ou d’accident puisqu’il augmente la visibilité. Rendre visible est donc la fonction spécifique de cet équipement. Et en effet, toute une partie de la vie sociale d’individus qu’on ne voyait pas a enfin témoigné grâce au mouvement : par le jeu des invitations dans les médias, un destin social s’est rendu visible contre le consensus bourgeois du confort et de la tranquillité bancaire. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur l’espèce de surprise et d’incompréhension de la quasi-totalité des commentateurs, éditorialistes et journalistes face à ces témoignages : en rendant visible une vie sociale ignorée et tenue pour « rien », les Gilets Jaunes ont aussi révélé le faux universalisme bourgeois qui ne connaît de la société que sa propre classe sociale et son aisance de chaque jour.

D’autres accessoires scéniques ont été mobilisés par les Gilets Jaunes, de la Marseillaise aux drapeaux bleu-blanc-rouge, instituant un jeu d’écho avec le passé révolutionnaire, quoiqu’ambigu, et revivifiant une mémoire des luttes. La signification est double : d’abord, il s’agit d’attaquer le caractère monarchique et anti-démocratique des institutions de la Ve République. Ensuite, il s’agit de mobiliser des référents historiques et un imaginaire afin de donner le « signifiant » de la lutte en cours.

Dans une situation de recul de la conscience de classe, les Gilets Jaunes se sont donc appropriés l’histoire « officielle » de la Révolution française, mettant la République en contradiction avec elle-même et avec son propre passé. Ce passé disponible à la conscience de tous sert donc d’identifiant commun dans la lutte. La référence sert donc d’attaque aussi bien que d’arrière-plan collectif. Le risque, dans cette constitution d’une « communauté nouvelle » sur cette base scénique, serait, néanmoins, que l’antagonisme, entre « nous » et les « eux », porté par les Gilets Jaunes, se réduise à l’opposition entre « vrai peuple », constitué de Français, contre une « caste », ceux d’en haut. La pente serait glissante car elle recèlerait, dans cette mise en scène des intérêts populaires - pourtant absolument nécessaires pour les rendre visibles, face à la veulerie du pouvoir macronien, faite d’arrogance et de négation de « celles et ceux d’en bas » - le danger que le peuple ne soit pas « classe », mais français, avec tout ce que cela impliquerait en termes de possibles récupérations par le populisme démagogue d’extrême droite, un acteur aujourd’hui présent dans le mouvement, non déterminant, mais qui souhaite se tailler la part du lion dans la colère.

Indépendamment de ces derniers éléments, si l’on prend au sérieux cet arrière-plan théâtral, on peut donc envisager plusieurs interprétations. Le primat de l’action d’abord, qui, même sans être dès le départ orientée politiquement, est en train de produire des effets de subjectivation, et par le recoupement des revendications hétéroclites produit de plus en plus des effets d’orientation politique. Ensuite, on peut poser la question des violences policières, devenues un véritable motif théâtral. C’est un « personnage » qui surgit et qui, à son tour, reconfigure les revendications, provoquant là aussi des prises de positions qui n’étaient pas si claires au départ puisque la violence de la police a servi à révéler celle de « l’ordre social » que défend cette police. L’expérience des violences policières accélère les prises de conscience, et fait apparaître le personnage principal, qui pourtant a longtemps cherché à se cacher : l’Etat et la personne d’Emmanuel Macron.

Refaire du spectacle de 2017

La réponse de Macron à cette situation d’instabilité consiste d’ailleurs à refaire du spectacle, au moyen du « grand débat national ». Comme une espèce d’ultime parade – dans les deux sens possibles : parer, parader – mais qui est désormais tellement déconnectée de l’expérience collective que nous vivons avec les Gilets Jaunes qu’elle ne peut apparaître que comme une duperie grotesque.

Autre exemple de ce retour au spectacle qui se dote de moyens décidément grotesques : Schiappa et Hanouna devenus chargés de communication du gouvernement sur C8 vendredi soir. Une prestation à mi-chemin entre la mauvaise pédagogie scolaire et les formations professionnelles en environnement managérial contemporain. L’argument présenté pour le choix de la chaîne et du présentateur – qui a fait en d’autres temps la démonstration de sa bêtise crasse, de son sexisme et de son homophobie – c’est leur caractère « populaire » – c’est-à-dire une mesure d’audimat. Faire asseoir les Gilets Jaunes qui avaient pris la rue, les renvoyer à leur état de téléspectateurs passifs, voilà le but poursuivi par le gouvernement. On peut aussi soupçonner, derrière le choix d’Hanouna, un effet du mépris et de la condescendance dont Macron a fait sa marque de fabrique : « ceux qui ne sont rien » et qui ne sont « pas assez subtils et intelligents » pourront facilement s’identifier au connard du petit écran – à condition qu’il garde sa fiche de paie secrète...

Mais l’énergie que désormais le gouvernement dépense en spectacle dit aussi l’urgence d’en finir avec la pièce. Macron, qui s’est caché un bon moment, se montre désormais partout. Tel un Malvolio - l’antagoniste principal de La Nuit des rois, ou Ce que vous voudrez, de William Shakespeare mandaté par erreur, il s’acharne à reproduire les effets de sa campagne de 2017 : séduire par le jeu du corps fétiche et de la démonstration d’intelligence. Le corps se fait rhétorique, entre la courbette et la revendication du pouvoir légitime ; l’équation n’est pas facile, mais visiblement Macron sait tout faire « en même temps ». Cette dépense somptuaire permet malgré tout de sauver l’essentiel : elle fait écran au personnage principal de l’histoire, qui n’apparaîtra qu’à la condition d’un sursaut du mouvement social et de l’entrée en scène, en tant que classe, du mouvement ouvrier.

La pièce manquante

Car la bourgeoisie manque encore à la pièce. Et elle est sans aucun doute prête à sacrifier le personnage Macron pour rester dans les coulisses. Si la pièce doit servir à briser le ronronnement spectaculaire, son véritable dénouement – son dénouement le plus souhaitable – ne peut consister qu’à faire enfin la lumière sur les intérêts cachés dans les machines spectaculaires. Ce ne sont plus les acteurs, les Macron, les Schiappa, les Castaner, qu’il faut conspuer. Le problème n’est pas le mauvais jeu d’acteur du président et de ses ministres, mais leur script : celui, non pas de la défense des riches. Le problème, donc, c’est le régisseur du théâtre lui-même, le capital, le pouvoir patronal et son despotisme qui s’exerce et s’applique, au quotidien, sur les lieux de travail et qui s’insère dans tous les pores de la vie sociale et dans la vie tout court.

Alors que Macron s’affaire à faire surgir tous les Dei ex machina dont le spectacle dispose, ce n’est qu’en convoquant sur scène la bourgeoisie et en s’affirmant comme une confrontation de classe que le mouvement pourra vraiment achever son orientation révolutionnaire.

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