Philosophie, émeutes et insurrections

Existe-t-il un droit à la révolte ?

Jacques Rancière

Existe-t-il un droit à la révolte ?

Jacques Rancière

L’émeute est la réaction à une situation ou à un événement : la faim, une inter­vention de l’autorité, une rumeur par­fois. Le coup de force est une opération calculée dont le pouvoir est l’enjeu. Mais l’élément essentiel de la révolte, c’est la parole qui affirme un droit au nom d’une population à laquelle il est dénié.

Jacques Rancière, philosophe, auteur de nombreuses ouvrages (le dernier, Le temps modernes. Art, Temps, Politique, La Fabrique, 2018) a écrit cet article pour Le Monde de l’Education en 1984. Nous le remercions de nous avoir accordé la permission de publier une version corrigée de son texte .

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Existe-t-il un droit à la révolte ?

Droit et révolte, les deux notions semblent se contredire.

L’idée de droit évoque la règle commune qui permet la coexistence des individus en société et ne peut être violée sans mettre en cause cette coexistence. La révolte, elle, apparaît comme le refus de cette règle : l’individu rejette la norme commune, le groupe révolté défie la loi. Comment donc la loi pourrait-elle prescrire la révolte sans se contredire, sans ruiner sa fina­lité même ?

Et pourtant, les mouvements sociaux, politiques et nationaux de l’âge moderne nous ont habitués à l’évidence d’une étroite liaison entre ces deux termes. C’est par la revendication d’un droit qu’une révolte s’affirme et se dif­férencie d’autres formes de violence.

L’émeute est la réaction à une situation ou à un événement : la faim, une inte­vention de l’autorité, une rumeur par­fois. Le coup de force est une opération calculée dont le pouvoir est l’enjeu. Mais l’élément essentiel de la révolte, c’est la parole qui affirme un droit au nom d’une population à laquelle il est dénié. Aux émeutes de la faim s’oppose la révolte des canuts lyonnais au nom d’un principe, Vivre en travaillant ou mourir en combattant. La révolte oppose à la loi et au droit existants un droit plus fondamental : droit à la vie, droits de l’homme, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle en fait la norme à laquelle tout droit doit obéir sous peine d’être injuste.

Ainsi la révolte dédouble le droit. Elle oppose à l’ordre légal l’ordre légi­time. Elle invoque un droit naturel qui appartient à tout homme et que la société a pour devoir et pour fin de préserver.

Cela suppose, bien sûr, qu’un tel droit soit reconnu. Sans cela, la révolte n’est jamais qu’un fait. L’An­tiquité a connu des révoltes d’esclaves. Mais elle ne pouvait connaître de droit à la révolte puisque les esclaves appar­tenaient à l’ordre domestique. Elle connaissait des discordes entre les groupes de citoyens. Mais elle ne connaissait pas d’homme auquel le citoyen pût se référer pour affirmer un droit à la révolte. Pour que ce droit existe il faut que les sociétés politiques soient considérées comme formées de membres qui ont tous les mêmes droits, qui les ont avant même d’être membres de telle société, qui gardent toujours la possibilité de les lui opposer. Il faut considérer que la société n’est pas naturelle.

Un tel ensemble de conditions est-il pensable sans paradoxe ? Peut-on poser un droit naturel dont les hommes, en société, jouiraient tou­jours ? Hobbes dénonce cette contradiction. Dans l’état de nature, sans doute, cha­cun jouit de son droit naturel. Mais ce doit s’évanouit devant l’exercice, tout aussi naturel, de celui qui lui impose sa force ou le surprend par sa ruse. Les individus doivent donc renoncer à leur droit naturel, l’aliéner tous ensemble au profit de la puissance souveraine qui, par la règle commune et la force de l’autorité, assurera à chacun la sécu­rité de sa personne et la jouissance de ses biens. Mais ceux qui jouiront de ces garanties ne pourront plus réclamer des droits auxquels ils ont renoncé pour les obtenir. Ils ne pourront revendiquer aucun droit à la révolte. L’autorité est légitime tant qu’elle assure sa fin, la paix. Et à supposer même qu’elle ne l’assure plus, cela ne veut pas dire que la révolte est légitime, mais seulement que l’état de nature est rétabli de fait. Ainsi démontre-t-on que le droit à la révolte est une contradiction.

Mais ne le fait-on pas au prix d’une tautologie qui légitime l’autorité par l’autorité ? Rousseau a voulu moraliser le principe de Hobbes. Selon lui, l’état juridique est la réalisation de l’essence universelle de la liberté et non un marchandage des intérêts. Mais en moralisant le prin­cipe, Rousseau puis Kant rendent la révolte encore plus impensable : celle-ci ne ruine plus sim­plement le fait de l’association politi­que et ses bénéfices, mais le principe même du contrat. Le droit de désobéir ne peut être affirmé sans contredire toute législation commune en sa racine. Les sujets peuvent seulement, par la liberté d’expression, rappeler à l’auto­rité les principes de la législation. Mais qu’adviendra-t-il si, à l’inverse, l’autorité empiète sur le domaine réservé à l’exercice de la liberté des individus, si elle les oblige à agir à l’encontre des maximes de la loi morale auxquelles ils ne peuvent contredire sans contredire leur nature d’êtres raisonnables ? Hobbes reconnaissait au condamné à mort le droit de résister, s’il le pouvait, à un état qui n’assurait plus de fait son droit à la vie. Mais il ne semble pas que Kant reconnaisse au fonctionnaire ou à l’officier le droit. de résister à l’au­torité qui voudrait le transformer en bourreau ou en tortionnaire. Le refus du droit de désobéir devient alors plus ruineux que sa reconnaissance puisqu’il supprime en son cœur le plus intime l’idée de toute législation universelle.

Peut-être faut-il alors prendre le pro­blème à l’envers. Le droit à la révolte apparaissait comme une contradiction, une irrationalité à supprimer. Mais peut-être justement cette volonté de rationalisation méconnaît-elle la rationalité propre à la politique, là du moins où elle veut se fonder sur l’idée d’une humanité partagée par tous. Peut-être le droit impensable de désobéir est-il non pas simplement une concession nécessaire, mais une condi­tion même d’une communauté fondée sur l’idée de l’égalité des droits.

Et il est vrai que ce droit ne peut recevoir aucune formulation qui ne soit pas ambiguë. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen reconnaît la résistance à l’oppression comme un droit naturel et imprescriptible de l’homme à côté de la liberté, de la sûreté et de la propriété. Mais com­ment reconnaître l’oppression, le degré d’oppression, qui rend la résistance légitime ? On peut dire qu’il y a oppres­sion quand le pouvoir agit contre la loi. Mais la loi ne peut-elle être elle-même oppressive ?

La révolte ne se contente pas d’exhiber une injustice révol­tante. Elle affirme la capacité, la vir­tualité humaine qui réfute cette injus­tice. L’expérience de notre siècle nous a certes instruits sur les illusions de la révolte. Mais c’est une autre illusion, également dangereuse, que d’identifier un monde donné au meilleur des mondes possibles.

Les mêmes hommes qui votent la Déclaration des droits de l’homme votent à sa suite une Constitution qui sépare, selon leur fortune, des citoyens actifs et des citoyens passifs. Ne justifient-ils pas, du même coup, les citoyens passifs de recourir à une autre forme d’activité, à la violence de la rue ? On dira qu’une loi peut se changer, et sans violence. Mais une loi séparant ceux qui sont capables ou incapables de légiférer a précisément le caractère d’une évidence qu’il n’y a pas de raison de changer. Pour les Constituants, les seuls hommes libres étaient les propriétaires ; un homme obligé de louer ses bras pour gagner sa vie n’avait pas l’indépendance requise d’un citoyen.

Pour briser une telle évidence, les travailleurs ont dû plus d’une fois mon­trer qu’ils pouvaient refuser leur travail et risquer leur vie. C’est exactement le sens du mot d’ordre vivre en travail­lant, mourir en combattant. Les canuts lyonnais qui le proclamèrent venaient de conclure avec les fabricants un accord sur les tarifs que l’autorité fit casser pour illégalité. En prenant les armes, ils affirmaient contradictoire­ment qu’ils étaient, comme travailleurs, des sujets libres, capables de par­ticiper à l’ordre civil et politique puisqu’ils étaient capables de renoncer à leur vie. En faisant ce choix, ils faisaient aussi voir dans le même texte de la Déclaration des droits de l’homme un autre peuple auquel les Constituants donnaient droit alors même qu’ils ne le reconnaissaient pas.

Avaient-ils donc le droit de se révolter ? On dira plutôt qu’ils met­taient en acte le paradoxe même de la Déclaration des droits de l’homme : d’un côté, ils accusaient son défaut, son incapacité à assurer la pleine reconnais­sance de tous ; de l’autre, ils utilisaient son excès, ce droit imprescriptible et indéterminable de résistance que la déclaration de 1793 reconnaissait au peuple et à chaque partie du peuple.

La revolte des canuts de Lyon, 1831
La revolte des canuts de Lyon, 1831

Qu’est-ce donc qu’une partie du peu­ple, et où arrêter la division ?

Là encore, il faut prendre les choses à l’envers : montrent qu’ils sont le peu­ple ou une partie du peuple ceux qui élargissent la notion de peuple, qui y incluent une part ou une virtualité d’humanité encore non comptée dans la communauté des égaux.

Est-ce à dire que le droit à la révolte soit toujours rétrospectif ? Dans Les Misérables, Victor Hugo opposait l’émeute à l’insurrection : l’émeute était, pour lui, l’action de la fraction contre le tout, l’insurrection, celle du tout contre la fraction. Mais le tout dont se réclame le sujet insurgé n’est-il pas toujours un peuple encore à venir ? Il faut alors nommer insurrec­tion ce qui va dans le sens du progrès, et émeute ce qui s’accroche au passé. Mais l’avenir auquel se référait Hugo n’a-t-il pas fait lui-même justice de l’argument qui légitimait ou condamnait la révolte selon qu’elle allait ou non dans le sens de l’Histoire ? On ne saurait pourtant, à l’inverse, reconnaître la pureté des seules révoltes qui ont échoué. La légitimité de la révolte ne va pas sans l’affirmation d’une capacité.

Le premier des droits, dit Hannah Arendt, est le droit à avoir des droits.

La révolte ne se contente pas d’exhiber une injustice révol­tante. Elle affirme la capacité, la vir­tualité humaine qui réfute cette injus­tice. L’expérience de notre siècle nous a certes instruits sur les illusions de la révolte. Mais c’est une autre illusion, également dangereuse, que d’identifier un monde donné au meilleur des mondes possibles.

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