La misogynie des anciens

Des femmes chez les Grecs

Edda Baraldi

Des femmes chez les Grecs

Edda Baraldi

Dans l’Athènes du Ve siècle, fondée sur le paradigme de l’égalité entre les citoyens, la femme libre constitue – avec les esclaves et les étrangers – l’une des trois catégories de personnes exclues des droits politiques et de la propriété de biens.

Dans les sciences de l’antiquité nous avons assisté dans les dernières années à l’élaboration de relectures des rapports sociaux de sexe dans le monde grecque qui cherchent à valoriser à tout prix l’agency des femmes contre les interprétations classiques qui font des poleis des clubs exclusivement réservés aux hommes. Cela, d’ailleurs résonne avec une tendance de la pensée féministe mainstream. En revanche, les instruments d’analyse fournis par le féminisme matérialiste français et des auteures comme Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu e Paola Tabet, sociologues et anthropologues liées à la revue Question Féministes nous permettent de proposer des hypothèses interprétatives sur les rôles sociaux et les dynamiques sociales de sexe dans l’Athènes du Ve siècle avant JC.

Il est connu que la condition des citoyennes grecques, plus libres à l’âge archaïque s’aggrave au moment de la consolidation de la polis démocratique : dans l’Athènes du Ve siècle, fondée sur le paradigme de l’égalité entre les citoyens, la femme libre constitue – avec les esclaves et les étrangers – l’une des trois catégories de personnes exclues des droits politiques et de la propriété de biens. Dans les trois cas, l’exclusion se fonde sur l’idée que ces groupes sont naturellement différents du neutre universel, le mâle libre et adulte.
La relation entre les sexes en Grèce doit être analysée à travers le concept d’« appropriation » inauguré par Colette Guillaumin, c’est à dire un rapport de pouvoir qui ne se limite pas à l’oppression psychologique, à la limitation des droits ou à l’exploitation de la force-travail, mais qui consiste dans l’appropriation matérielle globale de l’individualité physique et mentale du sujet, de son temps, de sa sexualité et des produits de son corps. En effet, les Athéniennes libres de l’âge classique, reléguées dans un rôle principalement domestique et reproductif, sont d’éternelles mineures, limitées par la loi, exclues de la politique, de la guerre, de la propriété et dans une large mesure de l’espace rituel : leur devoir civique principal est d’assurer une progéniture à la polis.
Comment se décline l’aspect idéologico-discursif de cette inégalité politique et sociale ? En termes de représentations littéraires, la dévaluation du sexe féminin est progressivement consolidée et les clichés misogynes et gynécophobiques, déjà attestés dans la littérature de la période archaïque antique ?, prospèrent dans la production des Ve et IVe siècle. Étant par nature dépourvue de contrôle rationnel de soi, les femmes sont la proie de toutes sortes de démesures : la débauche, l’adultère, l’assassinat ; leur pouvoir de séduction les pousse à la flatterie et au mensonge. Par nature, l’excès les caractérise, en opposition radicale avec la valeur masculine de la mesure.
Cette vision misogyne, qui a ses racines dans le mythe et le folklore, est systématisée et codifiée à l’âge classique par les théories médicales et par la pensée philosophique – notamment Aristote –, qui analysent et expliquent la faiblesse des femmes au plan anatomique, physiologique et psychique. « Le commandement convient plus au mâle qu’à la femelle » dit Aristote (Polit. 1259b), « à moins que quelque chose n’arrive qui va en quelque sorte contre l’ordre naturel ». La femme est un homme diminué qui possède les caractères de l’homme, mais en quantité plus faible. Donc elle lui est inférieure hiérarchiquement.

L’androcentrisme des modernes

Depuis les années 1970, de nombreuses études ont décrit la position sociale des femmes dans le monde grec et analysé leurs représentations littéraires et iconographiques. Depuis les années 1990, la notion de « genre » et l’analyse des rôles sexuels comme produit social ont commencé à influencer les études de l’Antiquité, surtout en France et dans les pays anglo-saxons.
En dépit de ces changements, on a continué, le plus souvent, à considérer séparément l’interprétation des représentations des femmes transmises par les sources et l’observation des rapports matériels et des relations de pouvoir entre les sexes. Certains historiens ont nié l’oppression des femmes grecques d’États libres et ils ont considéré que elles seraient marginales dans le « système-État », mais centrales dans le « système familial » dans le cadre d’une relation de complémentarité avec l’homme : en bref, une sorte de version scientifique de la « reine du foyer ».
Au contraire, la majorité des historiens admettent, avec différentes nuances, la réalité de l’infériorité matérielle et symbolique des femmes grecques et un grand nombre d’entre eux explique la représentation misogyne de l’image féminine comme un reflet des relations sociales existantes. Ainsi, les femmes sont opprimées, les tâches ‘propres aux femmes’ sont dévalorisées par rapport à celles des hommes, donc les femmes sont infériorisées par la discursivité masculine. Comme on le voit, on n’échappe pas à l’idée de naturalité de la division du travail entre les sexes ni à l’axiome selon lequel il y a des tâches qui appartiennent aux femmes ; on cherche simplement à discerner si ces tâches sont plus ou moins valorisées. La tendance générale de ces analyses couvre surtout les aspects idéologiques et symboliques de la domination masculine qui ont été le plus étudiés : il s’agit là de la partie visible du phénomène. Quant aux mécanismes socio-économiques qui constituent le groupe des femmes en groupe ‘autre’ et minorisé, l’analyse en est généralement évitée.
En termes de méthodologie ces analyses renvoient à des limites présentes déjà dans la description des phénomènes. Si, par exemple, on élude dès le début de la recherche l’hypothèse que l’oppression des citoyennes d’Athène est générée par des facteurs matériels et qu’on peut définir leur ‘usage’ comme de l’exploitation, il s’ensuit que la recherche des traces du rôle féminin dans le travail extra-domestique sera absente du recueil des données. Il arrive fréquemment que certaines activités des femmes ne soient pas mentionnées et il semble alors que la seule activité féminine soit la reproduction. Mais sommes-nous sûres que le travail des femmes de l’Antiquité fût si modeste par rapport à celui des hommes ? La démonstration de la surévaluation par de nombreux anthropologues de la chasse par rapport à la cueillette dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ou du poids du travail masculin par rapport au travail des femmes en agriculture ou dans les sociétés industrialisées contemporaines devrait nous pousser à nous interroger sur quelques certitudes apparentes à propos du travail féminin en Grèce. Aujourd’hui, selon l’ONU, les femmes fournissent les deux tiers des heures de travail de l’humanité, reçoivent un dixième du revenu mondial et possèdent moins d’un centième des biens matériels. Hier, dans les poleis grecques, quelle était la situation réelle du travail des des sages-femmes, des nourrices et des marchandes de légumes qui apparaissent dans les sources documentaires et iconographiques ? Quels étaient le poids, le temps, le statut et la rémunération de la main d’œuvre des femmes dans l’économie extra-domestique ?
Le gommage de ces questions et le manque de données concernant les activités extra-domestiques des femmes sont le signe évident d’un mécanisme androcentrique largement décrit par Nicole-Claude Mathieu, à savoir une dissymétrie méthodologique dans le traitement respectif des hommes et des femmes tant en sociologie qu’en ethnologie. L’un des aspects de cette dissymétrie apparaît aussi dans un double phénomène, qu’on pourrait appeler d’invisibilisation/survisibilisation : les femmes sont, dans l’analyse, fréquemment rendues invisibles non seulement en tant qu’actrices sociales, mais plus encore en tant que groupe singulier socialement construit. En même temps, elles sont survisibilisées en tant que groupe (pensé comme) ‘naturel’ – qu’il s’agisse de leur rapport à la reproduction ou à la division du travail. On se trouve face à une limite interprétative identique dans les études sur le travail de reproduction dans les sociétés anciennes, considéré comme naturellement féminin, donc ne nécessitant pas d’analyse : la survisibilité des femmes en tant que reproductrices empêche une analyse sociologique de la reproduction elle-même.
Après avoir influencé le recueil des données et la description des « faits », le biais androcentrique des spécialistes de l’Antiquité infléchit nécessairement l’élaboration théorique générale. Beaucoup d’historiens donnent en particulier l’impression que, parce qu’ils naturalisent eux-mêmes la subordination des femmes, ils ne ressentent pas, au plan théorique, la nécessité d’aller au-delà du constat de l’asymétrie sexuelle et de clarifier les bases matérielles sous-jacentes au phénomène de l’appropriation sociale des femmes. Il est intéressant de constater que, dans le cas de l’autre catégorie principale naturalisée par les Grecs, celle de l’esclave, l’examen des fondements de l’idéologie esclavagiste a été fait depuis longtemps : on a conclu que les théories sur l’infériorité naturelle des esclaves servaient à justifier les rapports de production esclavagistes. Pourquoi une recherche similaire des éléments matériels que cache la production symbolique sur l’infériorité des femmes n’a-t-elle pas été menée ? La réponse est que l’esclavage apparaît comme une relation sociale non-naturelle née dans l’histoire pour une raison spécifique, tandis que l’appropriation des femmes semble relever de la nature.
Comment peut-on expliquer cette incohérence méthodologique ? Ceci a une fonction : empêcher de reconnaître qu’un problème ‘interne’ à une société quelconque puisse avoir un rapport avec un problème ‘interne’ chez nous. De fait, cette approche permet de nier un problème dont les chercheurs sont partie prenante dans leur propre société : l’androcentrisme dû au rapport de pouvoir entre les sexes, et qui modèle – tout autant que d’autres rapports sociaux – les catégories de la connaissance.

Le féminisme matérialiste à Athènes

C’est ici précisément que, pour ceux qui veulent aller plus en profondeur, nous viennent en aide les instruments théoriques développés par les féministes matérialistes, qui ont longuement réfléchi sur la relation entre nature et culture dans les pratiques de subordination féminine. D’abord on doit se poser cette première : pourquoi à Athènes est-il si nécessaire de discipliner les femmes ? Pourquoi cette nécessité devient-elle progressivement plus urgente, parallèlement à la consolidation de la démocratie ?
À mon avis, le phénomène correspond à l’importance accrue de la famille (oikos) en tant que cellule de l’État dans la transition vers la polis. À l’époque classique la réglementation plus stricte du mariage a pour objet d’assurer la permanence de la cité elle-même, sa constante reproduction. À travers le mariage se transmettent le statut de citoyen, l’appartenance à la famille et la propriété : autant de bonnes raisons de contrôler l’autonomie des femmes et de circonscrire leur existence au sein de l’oikos. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’aggravation de la condition des citoyennes à l’âge classique. Le problème est que l’oppression des femmes est en opposition frappante avec l’idéologie de la polis. La rhétorique démocratique construit ses arguments de propagande et ses réflexions politiques sur l’idée de la participation la plus large possible des citoyens. L’exclusion des esclaves ne nécessite pas d’explications, car ces derniers sont des outils parlants. Les étrangers n’ont pas de sang athénien. Mais justifier l’exclusion des femmes devient conceptuellement difficile dans une société qui aime se présenter comme la cité des égaux : elles sont les mères de la progéniture athénienne et les filles de pères et de mères athéniens, épouses des Athéniens, éleveuses et agents de la transmission de valeurs, engrenages dociles délégués à la reproduction biologique et sociale du paradigme du père citoyen.
Les Athéniens sont donc obligés de faire face à ce paradoxe idéologique. Pour assurer l’équilibre entre l’exclusion des femmes dans l’espace communautaire et l’inclusion au sein de la famille pour la perpétuation de l’espèce, il devient nécessaire de naturaliser sa « race », le genos gynaikon, la « race des femmes » : comme Nicole-Claude Mathieu et Colette Guillaumin l’observent, créer « l’autre » par nature permet son appropriation, en contradiction avec les droits de la citoyenneté, sans que ceux-ci en soient formellement affectés.
Une fois clarifiés les mécanismes d’appropriation, il faut se demander pourquoi, dans la polis, il est si vital que les femmes soient dominées. Encore une fois, les analyses du féminisme matérialiste sur le travail de reproduction viennent à notre secours. Comme le souligne Nicole-Claude Mathieu, toutes les sociétés élaborent une grammaire sexuelle, qui définit non pas une simple différenciation, mais une hiérarchisation des sexes. De même, toutes les sociétés assignent aux deux sexes des fonctions différentes ayant une valeur différente pour le corps social dans deux domaines fondamentaux : la reproduction et le travail. La société grecque s’appuie sur la différenciation des sexes dans l’ordre de la reproduction pour créer des différences dans l’ordre du social. Le rapport d’appropriation a une base matérielle tellement claire et enracinée dans la vie quotidienne que paradoxalement personne ne la voit. Comme dans le cas de l’esclavage et du servage, dans cette relation il n’existe aucune sorte de limite à l’accaparement de la force de travail : par analogie avec ces deux rapports de pouvoir, Colette Guillaumin appelle « sexage » cette forme particulière d’appropriation qui a pour effet idéologico-discursif l’idée de « nature. En Grèce ancienne il y a un exemple clair de cette relation entre rapports de pouvoir et idée de nature. En particulier le besoin de subordonner les femmes dans la polis athénienne provient d’abord de la nécessité de contrôler la reproduction, conçue non pas comme la simple production biologique des individus, mais aussi comme une reproduction sociale. Sur le plan de l’idéologie dominante, la gynécophobie, fondée sur la conviction de la naturalité du caractère dangereux des femmes, répond à la nécessité de justifier la domination masculine : les mythes matriarcaux, en Grèce comme dans beaucoup d’autres cultures, expliquent que les femmes au pouvoir sont violentes et sanguinaires et que pour cette raison le chaos gynécocratique a été remplacé par l’ordre androcratique.

À partir de ces quelques remarques, il est clair que les études des féministes materialistes permettent, même dans le domaine de la recherche sur l’Antiquité, d’ouvrir de nouvelles perspectives, démystifiant des habitudes mentales et enrichissant la démarche traditionnelle de l’anthropologie historique du monde ancien d’un point de vue féministe et matérialiste.
On a vu qu’il était possible, à travers ces outils théoriques, de réexaminer un ensemble de questions-clés telles que le statut des femmes, la division sexuelle du travail, la naturalisation des « races ». Plusieurs autres chemins sont envisageables, libérés du « biais mâle masculin ? » (male bias), qu’il soit celui des anciens ou celui des spécialistes de l’Antiquité. Ces pistes, et d’autres encore, doivent nous être utiles non seulement pour comprendre comment les rapports de pouvoir ont été produits et se sont stabilisés en Grèce ancienne ou dans d’autres sociétés, mais aussi, plus généralement, d’un point de vue politique, pour poser la question de comment l’identification de leurs déterminants critiques peut fournir la connaissance nécessaire pour amorcer un changement.

BIBLIOGRAPHIE

Féminisme matérialiste :

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Féminisme matérialiste et l’Antiquité

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FARIOLI M., 2017, « Rôles sociaux et dynamiques sociales de sexe en Grèce ancienne. L’anthropologie de Nicole-Claude Mathieu et l’Antiquité grecque », in Racisme et sexisme. Femmage à Véronique De Rudder, Nicole-Claude Mathieu et Colette Guillaumin, Journal des Anthropologues 150-151 (2017), pp. 107-131.

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