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Crise politique au Nicaragua : « dialogue national » ou mobilisation populaire ?

Au Nicaragua, la crise politique et sociale ne cesse de s’aggraver. Face à cette situation, deux solutions s’offrent aux populations mobilisées : suivre l’ « unité nationale », les négociations et accepter le dialogue par le biais d’organisations syndicales et de partis traitres, ou alors se doter d’outils d’auto-organisation et pousser vers la grève générale.

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Cela fait désormais deux mois que le Nicaragua traverse une des plus importantes crises politiques de son histoire. Le président Daniel Ortega, membre du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) s’est lancé dans une intense répression qui a déjà fait plus de 130 morts.

Le gouvernement d’Ortega et Murillo a rejeté, à la table des négociations, les changements exigés par l’opposition les jugeant « anticonstitutionnels », tout en essayant de manière cynique de rejeter sa responsabilité dans la brutale répression étatique et paraétatique qui a déjà coûté la vie à cent personnes. Selon eux, « au Nicaragua il n’y a pas de forces paramilitaires ou de groupes paramilitaires liés au gouvernement » et tout serait un produit « de ces groupes qui, dans une provocation insensée et sans précédent dans notre pays, conspirent à dénoncer des attaques inexistantes, puis attaquent et provoquent des victimes pour blâmer les institutions d’ordre public ».

L’Eglise, quant à elle, a suspendu les réunions avec le gouvernement car « il n’est pas possible de reprendre le jeu du Dialogue National alors que le peuple du Nicaragua continue d’être privé du droit de manifester librement et continue d’être réprimé et tué ».

Le bloc de l’opposition de l’Alliance civique pour la Justice et la Démocratisation (ACJyD, dirigé par les chambres de commerce) a insisté sur le fait que « le dialogue national continue d’être un moyen de trouver une solution pacifique à la crise actuelle. Cependant, après les événements récents, il ne sera possible de poursuivre le dialogue que si les conditions énoncées par la Conférence épiscopale nicaraguayenne sont remplies et s’il existe des garants internationaux indépendants » , tout en menaçant « d’intensifier les manifestations pacifiques. »

A la veille de l’Assemblée générale de l’Organisation des Etats Américaines (OEA) qui commence à Washington (et qui porterait sur l’ingérence au Venezuela et éventuellement au Nicaragua, selon les Etats-Unis et la droite régionale), il a été rappelé que les contacts sont maintenus avec le gouvernement Ortega, afin de s’accorder sur les modifications à apporter au système électoral au cours des mois à venir. Son secrétaire général, Almagro, a déclaré qu’il apporterait son soutien à l’organisation « d’élections à une date aussi avancée que possible » et a dénoncé le fait que « certains voudraient nous installer un autre gouvernement au pouvoir sans élections transparentes et l’organisation (OEA) n’a pas à approuver toute cette mascarade ». Ainsi, l’OEA apporte de façon claire son soutien au pouvoir d’Ortega afin que, dans un premier temps, il abatte les protestations populaires puis qu’il préside à sa propre succession, en négociant avec les chefs d’entreprise.

S’appuyant sur cette image, le gouvernement FSLN a fait le pari de « frapper pour négocier » car il compte sur le fait que l’opposition et l’impérialisme n’ont pas de solution politique pour le moment et craignent une aggravation de la crise qui affecte la gouvernabilité du pays et surtout une grande explosion sociale. C’est pour cette raison qu’il essaie de se présenter comme le seul garant de la stabilité économique et politique, de discuter dans de meilleures conditions, tandis que la répression s’intensifie pour tenter d’éteindre le mouvement de contestation.

Pour l’instant, le dialogue voulu par le gouvernement est dans une impasse, et cette situation pourrait, dans les jours qui viennent, conduire à une escalade de confrontation entre les forces répressives et le soulèvement populaire en cours. Ces derniers jours, les attaques des gangs du FSLN et de la police se sont intensifiées, en particulier l’utilisation de tireurs d’élite contre la population civile non armée. Mais de l’autre côté, de nombreuses barrières routières sont en train d’être renforcées ou réinstallées par la population, et à Managua, Masaya, Chinandega ou encore à Estelí, les barricades se multiplient dans les quartiers populaires. Dans ces quartiers semblent se développer des éléments d’auto-organisation et d’autodéfense, avec un haut degré de spontanéité, où les slogans prennent de la force contre le gouvernement, exigeant la démission d’Ortega et de Murillo.

D’autre part, le gouvernement, malgré sa dureté répressive et discursive, est affaibli. Il a perdu sa base sociale et les anciens pactes avec les entreprises et l’Église, clés de son hégémonie durant 12 ans, ont été pulvérisés.

Le clan Ortega-Murillo (qui gère une partie importante des entreprises et des médias) et ses alliés dans la bourgeoisie sandiniste ont leur principal soutien dans le contrôle de l’appareil d’État et du FSLN, principale formation politique du pays. Ils cooptent la population, par exemple à travers des programmes d’assistance sociale, mais ces mécanismes ont perdu de leur efficacité. L’armée a choisi de rester à l’arrière-plan, sans réprimer activement, et la police souffre du déploiement constant de la répression et du rejet populaire. Les tireurs d’élite et les groupes de choc des Jeunesses Sandinistes, avec leur tactique d’attaques nocturnes des barricades ou des barrages, ont été insuffisants pour épuiser et terroriser la population.

Vers une grève nationale ?

Dans ce contexte, les discussions autour de l’idée de lancer une « grève nationale » gagnent du terrain. Parmi les grands hommes d’affaires, l’idée n’est pas vue d’un bon œil.

Carlos Pellas, le plus grand pays millionnaire et sans doute d’Amérique centrale, a insisté sur la voie du « dialogue et de la négociation » pour parvenir à « une sortie ordonnée, dans le cadre constitutionnel impliquant des réformes qui permettent d’avancer vers des élections au Nicaragua » militant activement contre l’idée de grève nationale. Ce que Pellas et les autres grands patrons du pays, réunis dans le COSEP (Conseil Supérieur des Entreprises Privées), redoutent plus que tout, ce sont les conséquences qu’une grande rébellion populaire pourrait engendrer. Ils risquent de perdre tout ce qu’ils ont « réalisé » sous ce gouvernement : des marchés « ouverts » aux capitaux étrangers, les mains libres pour la concentration des terres et la destruction de l’environnement, des profits élevés grâce à la surexploitation du travail et des subventions étatiques, la mise en œuvre des « conseils » du FMI et du capital financier international ...

Les porte-parole de la coalition étudiante qui fait partie de l’ACJyD, partagent ce plan de « réforme partielle de la Constitution politique et de la loi organique du pouvoir législatif », avec l’anticipation les élections. Ainsi, ils font valoir que le « dialogue national » est un « agenda pour donner au Nicaragua son droit à la démocratie », en parfaite cohérence avec les discours des chambres de commerces. Ces secteurs de dirigeants universitaires, qui participent à l’Alliance civique, tentent de canaliser la lutte.

L’organisation « Articulation des Mouvements Sociaux et des Organisations de la Société Civile » récemment formée et composée de paysans, d’étudiants, de groupes féministes et d’organisations de défense des droits humains, a déclaré son intention de « créer un espace autonome pour soutenir l’organisation et la lutte des secteurs populaires, ayant comme stratégie la mobilisation et la présence permanente dans les rues » et appelle à « l’organisation dans les territoires, communautés, vallées, comtés, municipalités et villes, établissant les concertations et la coordination nécessaires, y compris les entreprises locales ». Ils proposent de renforcer les barrages et de construire des barricades dans les « communautés, villes et villages », en promouvant « des commissions d’organisation, de logistique, de sécurité et d’autodéfense, de santé et de communication » et appellent à une « résistance civique » refusant de payer les taxes et les services. Le mouvement des mères d’avril, après avoir dénoncé le massacre du 30 mai dernier, a également soutenu la nécessité d’une grève nationale.

Il est en effet impératif que se déploie une réponse supérieure à l’escalade répressive du gouvernement. Une action déterminée du mouvement de masse pour vaincre Ortega et Murillo serait un pas en avant pour le soulèvement en cours. Mais cela nécessite de rompre avec les hommes d’affaires qui y sont opposés et qui feront tout pour que la mobilisation de masse ne déborde pas de son plan réactionnaire d’alliance avec le régime. La subordination du mouvement de protestation à la politique du COSEP et de l’Église est un obstacle politique sérieux au développement et à la réussite d’un plan de grève nationale.

Au Nicaragua, l’échec politique du « progressisme » est évidente

L’évolution du gouvernement sandiniste - qui n’a rien de gauche et d’anti-impérialiste - est un exemple extrême de la dérive des gouvernements qui se sont autoproclamés progressistes et populaires au cours de la dernière décennie.Non seulement ces gouvernements finissent leur mandant sans résoudre aucun des problèmes structurels des pays latinoaméricains, mais en appliquant des réformes austéritaires et la répression préparant la voie au retour de la droite néolibérale.

Au niveau international, seuls des voix dispersées dans le camp progressiste persistent aujourd’hui à défendre Ortega, faisant comme si tout était une conspiration de la CIA et que les protestations massives des étudiants universitaires et des gens en général étaient comparables aux « guarimbas » orchestrés par la droite vénézuélienne. La plupart d’entre eux préfèrent regarder ailleurs et parler le moins possible de ce qui se passe au Nicaragua.

Un autre secteur, dans lequel nous pouvons inclure plusieurs intellectuels et dissidents sandinistes importants, critique durement le régime d’Ortega. Selon les mots de l’écrivain et ancien vice-président Sergio Ramírez (référent du mouvement de rénovation sandiniste, MRS), « nous sommes tous du côté du changement démocratique, du côté de ceux qui sont dans la rue » ; ou comme le dit Monica Baltodano « il faut que le couple présidentiel quitte le gouvernement, et que le dialogue soit vraiment une négociation pour trouver des canaux démocratiques pour ce changement, pour éviter bain de sang ». Mais cette politique de centre-gauche est fonctionnelle à la stratégie de transition négociée poursuivie par la bourgeoisie d’opposition, avec la bénédiction de l’Église et l’approbation de l’ambassade.

Une politique indépendante des travailleurs est nécessaire, basée sur le développement de la mobilisation pour vaincre le régime et ouvrir la voie à une sortie qui réponde aux besoins et aux demandes profondes du peuple nicaraguayen.

Pour une grève générale des travailleurs, des paysans et des quartiers populaires

Ce que la situation exige, c’est la préparation d’une grève générale pour vraiment paralyser le pays et mettre dans les rues toutes les forces des ouvriers, des paysans et des masses populaires, confiants dans leurs propres méthodes et leur organisation.

Pour cela, il est nécessaire de généraliser l’organisation des comités et autres organisations de combat, capables de prendre en charge les multiples tâches du soulèvement, y compris l’autodéfense contre la répression étatique et les gangs sandinistes. Mais aussi sa coordination nationale et sa centralisation, organisées démocratiquement comme un grand front des organisations que se donnent les masses en lutte et qui adopte son propre programme, ouvrier et paysan, face à la crise nationale.

Le rôle de la nouvelle génération a également été renforcé, notamment par les étudiants, protagonistes d’un nouveau mouvement universitaire, qui a joué un rôle important à l’avant-garde des protestations. Comme au cours du mouvement agricole anti-canal, ce soulèvement trouve comme épicentre les villes symboles de la révolution de 1979, et qui étaient jusqu’à récemment des bastions sandinistes.

Les travailleurs et parmi eux, beaucoup de jeunes et de femmes participent à la lutte dans leurs quartiers. Cependant, la classe ouvrière en tant que telle, en tant que sujet socialement et politiquement différencié, est toujours invisible. Et c’est une difficulté sérieuse pour le développement de la rébellion, car ce sont les travailleurs qui peuvent paralyser la production dans les centres vitaux de l’économie nationale. Jusqu’à présent pèsent des conditions de précarité, d’extrême exploitation et de réduction des droits imposées par les patrons et le régime en place, comme c’est le cas par exemple avec les plus de 100 000 travailleurs des "maquilas" des zones franches, principalement à Managua. Les principales organisations syndicales, telles que le CST (Central Sandinista de Trabajadores), ou le FNT (Frente Nacional de los Trabajadores, dont le secrétaire général est également député et président de l’Assemblée nationale), la fédération des travailleurs de la santé, la Confédération des enseignants et d’autres, sont contrôlés par le gouvernement, à travers une bureaucratie féroce. Mais c’est le développement même de la mobilisation en cours qui ouvre la possibilité à ce que les salariés de l’industrie, des transports et des services, etc., se débarrassent de cet obstacle qu’est la bureaucratie, et commencent à jouer un rôle supérieur.

Pour aider et renforcer la mobilisation dans son ensemble, il est nécessaire de combiner les revendications démocratiques légitimes contre la répression, et pour réclamer justice contre le régime autoritaire et corrompu d’Ortega et Murillo, avec les travailleurs, les paysans et les revendications populaires pour le salaire, le travail et la terre, contre le paiement de la dette extérieure et la « tutelle » du FMI, contre la livraison de ressources naturelles aux industries minières et agroindustrielles et contre le projet de canal, dans le cadre d’un programme des travailleurs, pour que les capitalistes paient pour leur propre crise.

Une solution politique qui réponde véritablement aux aspirations démocratiques profondes des populations ne s’accompagnera pas de négociations et de pactes pour faire avancer les élections ou toute autre variante négociée entre le FSLN, le COSEP, l’armée et l’Eglise, au nom d’un « grand accord national ».

Que le peuple délibère et débatte démocratiquement de tous les grands problèmes nationaux dans une Assemblée Constituante véritablement libre et souveraine, imposée par la mobilisation sur les ruines de ce régime bonapartiste corrompu, gangréné par les capitalistes. Dans cette assemblée, des représentants librement choisis, révocables, qui gagnent la même chose qu’un travailleur spécialisé, pourraient adopter le non-paiement de la dette extérieure, l’annulation des accords du canal, la nationalisation de la banque et les grandes entreprises sous le contrôle du travailleurs, une nouvelle réforme agraire intégrale et profonde et d’autres mesures pour mettre l’économie du pays au service des travailleurs et des paysans, l’établissement des libertés les plus larges, la dissolution des organes répressifs et la pleine justice aux crimes et meurtres commis par le régime actuel.

La résolution complète et effective des tâches démocratiques et nationales sans lesquelles il est impossible d’échapper à la pauvreté et à la soumission à l’impérialisme, y compris une véritable démocratie profonde et radicale, ne peut être garantie que dans une république ouvrière et paysanne fondée sur les organismes de lutte dont se dotent les masses.

Une nouvelle génération se forge au Nicaragua ces jours-ci sur les barricades populaires. Dans ses secteurs les plus avancés surgit un dilemme : soit laisser les jeunes être instrumentalisés en masse au service des objectifs réactionnaires de la bourgeoisie de l’opposition, enveloppés dans la démagogie démocratique ; soit combattre la subordination à l’ACJyD et sa politique de « dialogue national » et encourager les jeunes à être le tambour battant de l’alliance avec les ouvriers, les paysans, les femmes, dans une perspective révolutionnaire. Dans ce cas, il s’agira alors de reprendre les tâches inachevées du mouvement de Sandino et de la révolution de 1979, trahie par le FSLN, en se dotant d’une nouvelle stratégie révolutionnaire, anticapitaliste et anti-impérialiste, enracinée dans la classe ouvrière, pour un Nicaragua ouvrier et paysan, partie prenante du projet d’une Amérique centrale unie et socialiste.


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