[LETTRES]

Comment faire exploser le mur entre les USA et le Mexique

Luciano Di Pietro

Comment faire exploser le mur entre les USA et le Mexique

Luciano Di Pietro

Rien n’est en mesure d’empêcher un homme, une femme ou un enfant de se déplacer. Pas même un mur. Pas même l’armée.

Dans Los Días anteriores, roman publié en Argentine en 2006 et ancré dans un présent science-fictionnel, l’auteur met en scène un monde secoué par l’affrontement violent entre la révolte et le talon-de-fer de la contre-révolution. Mais en plus d’une France à feu et à sang, avec une banlieue qui a basculé du côté de la rébellion et un pouvoir qui a décrété l’état de siège, il y a aussi ces autres marges, dont la frontière mexicano-américaine, qui n’attend qu’une étincelle pour exploser. Voici le portrait visionnaire que dresse Luciano Di Pietro (1965-2018) dans ce récit des excès et des contradictions intrinsèques du monde contemporain.

À Ciudad Juárez, au Mexique, il y avait un grand mur qui empêchait l’entrée aux États-Unis. La ville d’El Paso est presque collée au mur, du côté texan. Du côté mexicain, on inaugurait périodiquement des fresques murales qui dénonçaient la façon dont le colosse américain se barricadait pour empêcher l’entrée sur son sol d’une immigration massive. Cette nuit de Noël en question, on devait donc inaugurer une fresque murale intitulée "La grande marche". L’image était simple. Il s’agissait d’une foule marchant en file indienne vers le côté américain et qui traversait le désert. Ce que l’on voyait le mieux c’était le dos des dix hommes et femmes qui fermaient le rang. Plus loin, des files interminables de personnes se déployaient. Vu de loin, on aurait dit une véritable caravane humaine qui faisait cap vers le nord à travers le paysage aride du Texas. Les nuages semblaient chargés de pluie et on distinguait même un éclair à l’horizon, mais la caravane paraissait déterminée à aller de l’avant. Il s’agissait, bien entendu, d’une métaphore de l’immigration, sans hâte ni pause, affrontant les difficultés. Ce qu’il y avait d’intéressant, c’était la perspective que l’on avait appliquée, qui commençait par des hommes en taille réelle et semblait se prolonger à l’infini. Pour inaugurer « l’œuvre d’art », [l’artiste] que l’on appelait Lusi Soler se mit d’accord avec des syndicalistes mexicains des maquiladoras, ces usines de la frontière dans lesquelles des milliers de jeunes travaillent comme des bêtes pour rassembler un peu d’argent et tenter de traverser ensuite en direction des États-Unis. (...)

Le jour de l’inauguration, un dimanche après-midi ensoleillé, les syndicalistes organisèrent une colonne de 200 000 personnes, en rangs, dix par dix, comme on en voyait sur la fresque. Le maire de Ciudad Juárez était présent et souriait mais ne savait pas ce qui allait se passer. Des centaines de mariachis jouaient de la musique traditionnelle du Nord du Mexique pour égayer la soirée. (...) Lorsque la colonne prit place, ce qui attira l’attention du maire et des autorités était que tous ou presque avaient amené un sac ou une valise. La fresque avait été cachée par un grand drap blanc sous lequel apparaissaient de nombreux fils électriques.

Lusi Soler commença son discours en disant qu’il s’agissait du « Mur de la Honte ». « Nous vivons une époque triste : nous n’avons presque plus de désir, dit-elle depuis l’estrade. Nos rêves sont modestes, nous ne voulons pas grand-chose. Nous accepterions de crever au travail et de vivre comme des sans-papiers aux États-Unis parce que sans doute vivrait-on mieux qu’ici. Nos rêves ne vont pas plus loin. Mais de l’autre côté ils font des cauchemars ; c’est pour cela qu’ils construisent ces murs énormes et immondes. Parce qu’ils craignent que nous voulions davantage. En Italie, en 1969, on scandait "Nous voulons tout". Moi je veux tout. Rêvez sans limites, c’est le début de tout. L’homme est un animal désirant. Si le désir s’éteint, notre humanité se désintègre et nous ne sommes qu’un animal de plus ».

Par la suite, un syndicaliste tendit à Lusi Osler un fil électrique qui se finissait par un bouton rouge. Les 200 000 présents commencent à crier : « Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un... zéro ». Lusi appuie sur le bouton et le mur explose : il avait été couvert de charges explosives. Les officiels de la ville pâlirent d’émotion mais au sein de la foule s’éleva un applaudissement empli de joie. Sans attendre, la foule commença à traverser le mur et à pénétrer aux États-Unis, en courant. À cet endroit il n’y avait quasiment pas de garde-frontières et la plupart des migrants arrivèrent à El Paso dans l’heure.

Mais tous ne marchaient pas à la même vitesse, la chaleur était étouffante, la poussière s’élevait de toutes parts et les coyotes cherchaient leur proie. Près de 10 000 n’arriveront jamais à El Paso, notamment des vieux et des enfants. Plusieurs milliers tombèrent sous les balles des mitrailleuses montées sur les hélicoptères des garde-frontières qui arrivèrent dans le désert quarante-cinq minutes après. D’autres furent attrapés et pendus par des membres du Ku Klux Klan qui faisaient la chasse aux « wet backs ». La police de l’Etat du Texas se lança à la poursuite de ceux qui avaient traversé la frontière mais ne savait pas où donner de la tête. Dans la ville, il y avait des dizaines de milliers de sans-papiers qui ne voulaient pas être expulsés et qui rejoignaient les "envahisseurs" pour faire le coup de feu contre la police. On combattit rue par rue, mètre par mètre, mais le meilleur équipement ne garantit pas la victoire aux forces nord-américaines. De nombreux soldats latinos se refusaient de combattre, craignant de revenir chez eux et d’être répudiés ou agressés par les membres de leur famille, par leurs amis ou leurs voisins. Au terme de huit heures de combat, ne comptant plus que sur quelques hommes, la police s’enfuit de la ville et se réfugia dans une caserne d’Albuquerque. C’était la première fois que des troupes nord-américaines subissaient une défaite sur leur propre territoire.

On connaît la suite : les massacres, le gouvernement mexicain accusé de complicité, le bombardement de Ciudad Juárez et de l’Etat de Chihuahua, les révoltes au Texas, en Californie, au Nouveau Mexique, les guérillas en Arizona, l’occupation de la Basse Californie par les troupes de l’ONU, la prise d’assaut de l’ambassade américaine à Buenos Aires, etc., etc. Lusi Soler avait disparu au milieu de ce chaos.

(...) Entre-temps, en France, [le quotidien du soir] Le Planète signalait, en guise de commentaire de cet événement historique majeur, dans son édito, que « ce qui s’est produit, hier, à la frontière Sud des Etats-Unis, est comparable à une collision astrale ».

Trad. Fernando Malakoff

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